Repenser le modèle de démocratie est une urgence pour les pays Africains

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Face aux crises politiques qui secouent régulièrement le continent africain, une réflexion profonde s’impose sur la pertinence des modèles démocratiques actuellement en vigueur. Loin d’être un simple exercice intellectuel, repenser la démocratie en Afrique constitue aujourd’hui une urgence vitale pour l’avenir politique, économique et social de nombreux pays.

Un modèle importé sans racines

La démocratie telle qu’elle est pratiquée dans la plupart des États africains ressemble souvent à un vêtement mal ajusté. Importé dans les valises de la décolonisation, le modèle occidental de démocratie libérale – avec son multipartisme, ses élections périodiques et sa séparation théorique des pouvoirs – n’a pas réussi à s’ancrer véritablement dans les réalités socioculturelles du continent.

Nous avons hérité de constitutions qui n’étaient que des photocopies de celle de l’ancienne métropole, explique le politologue camerounais Achille Mbembe.

Cette démocratie de façade se caractérise par des institutions formellement démocratiques mais dépourvues de substance, où la participation citoyenne reste superficielle et où le pouvoir échappe constamment au peuple.

Le Mali, la Guinée ou encore le Burkina Faso illustrent parfaitement ce paradoxe : malgré des décennies de pratique électorale et de multipartisme, ces pays ont connu récemment des coups d’État militaires accueillis parfois avec soulagement par une population désabusée.

Héritages précoloniaux et démocratie endogène

L’erreur fondamentale aura peut-être été d’ignorer que l’Afrique possédait déjà ses propres traditions démocratiques avant la colonisation. Des systèmes sophistiqués de gouvernance participative existaient à travers le continent.

Chez les Ashanti du Ghana précolonial, l’Asantehene (roi) gouvernait en concertation avec un conseil représentatif. Dans les communautés Igbo du Nigeria, les décisions importantes étaient prises collectivement lors d’assemblées villageoises. Le système des palabres, pratiqué dans de nombreuses sociétés africaines, permettait d’atteindre des décisions par consensus après de longues délibérations inclusives.

L’Afrique n’a pas à importer la démocratie; elle doit plutôt redécouvrir ses propres traditions démocratiques et les adapter aux défis contemporains, affirme la philosophe ghanéenne Ama Mazama.

Ces formes endogènes de gouvernance reposaient sur des valeurs comme l’Ubuntu (humanité partagée), la solidarité et la responsabilité collective.

Des initiatives prometteuses émergent aujourd’hui, comme l’intégration des gacaca au Rwanda dans le processus de justice transitionnelle post-génocide. Elles démontrent qu’une réconciliation entre institutions modernes et pratiques traditionnelles est non seulement possible mais souhaitable.

La démocratie électorale en crise

Le rituel électoral, présenté comme la quintessence de la pratique démocratique, s’est souvent transformé en source de conflits plutôt qu’en outil de pacification politique. La Côte d’Ivoire en 2010-2011, le Kenya en 2007-2008 ou la République Démocratique du Congo en 2018 ont tous connu des violences post-électorales meurtrières.

Les élections en Afrique sont devenues des moments de tension extrême où les identités ethniques sont instrumentalisées à des fins politiques, note le sociologue Jean-François Bayart. Le clientélisme politique et l’achat de votes détournent par ailleurs le processus électoral de sa fonction représentative.

Plus inquiétant encore est le phénomène des “révisions constitutionnelles opportunistes” permettant à des dirigeants de s’éterniser au pouvoir. En Guinée, Alpha Condé a fait modifier la constitution en 2020 pour briguer un troisième mandat. Au Togo, la famille Gnassingbé règne depuis plus de cinq décennies grâce à des manipulations constitutionnelles similaires.

Cette fatigue démocratique se traduit par une désaffection croissante des citoyens vis-à-vis du processus électoral. Dans plusieurs pays, les taux d’abstention atteignent des niveaux alarmants, symptôme d’une profonde crise de confiance.

Une démocratie sans souveraineté réelle

Comment parler de démocratie véritable quand les décisions fondamentales échappent aux institutions nationales? De nombreux États africains restent soumis à des pressions extérieures qui limitent considérablement leur souveraineté politique et économique.

L’influence des anciennes puissances coloniales, des institutions financières internationales et des multinationales étrangères conditionne souvent les orientations politiques majeures. “Un pays qui dépend de l’aide extérieure pour financer son budget ne peut prétendre à une souveraineté politique complète”, rappelle l’économiste sénégalais Felwine Sarr.

Les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale ont ainsi contraint de nombreux gouvernements africains à adopter des politiques économiques en contradiction avec les aspirations populaires, sapant la légitimité démocratique des dirigeants élus.

Le rôle ambigu de certaines ONG et observateurs internationaux mérite également d’être questionné. Sous couvert de promouvoir la démocratie, ces acteurs extérieurs imposent parfois une vision standardisée qui ne tient pas compte des particularités locales. Une sorte de “démocratie sous tutelle” qui infantilise les peuples africains et leurs institutions.

Repenser le modèle démocratique africain

Face à ces défis, il devient urgent de conceptualiser une pratique démocratique authentiquement africaine, enracinée dans les réalités du continent tout en répondant aux aspirations contemporaines.

Cette réinvention pourrait passer par une démocratie plus participative et communautaire, où la participation citoyenne ne se limiterait pas au vote quadriennal mais s’exercerait quotidiennement. Les assemblées citoyennes, les forums participatifs et les consultations populaires offriraient des espaces d’expression politique plus directs.

Cette approche nécessiterait un renforcement considérable de l’éducation politique des citoyens et une décentralisation effective du pouvoir.

La révolution numérique offre également des opportunités inédites pour repenser la participation démocratique. Des initiatives comme “Ushahidi” au Kenya ou “CDD-Ghana” démontrent comment les technologies peuvent contribuer à renforcer la transparence et l’engagement citoyen.

Les exemples d’espoir ou d’alternatives

Malgré ce tableau critique, des lueurs d’espoir existent sur le continent. Le Sénégal a longtemps été considéré comme un modèle de stabilité démocratique en Afrique de l’Ouest, avec plusieurs alternances pacifiques du pouvoir. Le Cap-Vert et le Botswana démontrent qu’une gouvernance démocratique stable est possible dans des contextes économiques et sociaux très différents.

La société civile africaine joue également un rôle crucial dans ce processus de réinvention démocratique. Des mouvements comme Y’en a marre au Sénégal, Balai citoyen au Burkina Faso ou LUCHA en RDC mobilisent les jeunes générations autour d’une vision renouvelée de la citoyenneté et de la participation politique.

Vers une démocratie souveraine et enracinée

Repenser la démocratie en Afrique n’est pas un luxe théorique mais une nécessité pratique. Il s’agit de créer des systèmes politiques qui répondent véritablement aux aspirations des populations africaines et qui s’inscrivent dans la continuité de leurs traditions politiques propres.

Cette réinvention passe nécessairement par une reconquête de la souveraineté économique et politique. Comme l’affirmait Thomas Sankara, “celui qui ne peut pas se nourrir lui-même ne saurait avoir d’autres libertés”. Une démocratie véritable ne peut s’épanouir que sur le terreau d’une indépendance économique réelle.

L’Afrique doit oser inventer son propre chemin démocratique, en puisant dans son riche héritage politique tout en répondant aux défis du monde contemporain. C’est à cette condition seulement que la démocratie cessera d’être perçue comme une greffe étrangère pour devenir un arbre profondément enraciné dans le sol africain, capable de résister aux tempêtes et d’offrir son ombre protectrice à tous les citoyens.

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