La Françafrique, toujours d’actualité sous le régime de Macron ?

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Le mot « Françafrique » décrit un régime de continuité là où aurait dû s’installer une rupture radicale – celle des indépendances et des souverainetés nationales recouvrées. Il s’inscrit dans une temporalité concrète, celle du moment postcolonial, elle interroge le devenir des décolonisations africaines aux XXe et XXIe siècles. Que s’est-il passé quand les pays africains colonisés par la France sont devenus indépendants ? Comment s’est reconfigurée leur relation avec l’ancienne puissance impériale ? Cette construction politico-économique décrit, à première vue, une relation strictement polarisée, dans laquelle l’ancien centre colonial prétend garder la mainmise sur toute forme d’initiative issue du continent africain. En réalité, elle figure, depuis plus d’un demi-siècle, la nature des relations entre la France et une partie de son ancien espace colonial africain. 

Les piliers de la Françafrique

Elle se décline toutefois autour de plusieurs formes qui sont nettement entremêlées : la présence continue des coopérants français sur le continent, après les indépendances ; la reproduction, dans un grand nombre de pays africains, des structures administratives de la métropole occidentale ; l’ingérence de la France dans les affaires politiques africaines, impliquant la multiplication des présences militaires, la capacité à faire ou à défaire des gouvernements ; un double système de corruption financier liant dirigeants africains et partis politiques français, sous la Ve République ; l’octroi, avantageux, de contrats et de marchés pour les entreprises françaises dans les anciennes colonies d’Afrique ; extractivisme minier (uranium, etc.), exploitation des matières premières, ayant des conséquences écologiques lourdes, au bénéfice de l’ancienne métropole ; instauration de politiques humanitaires et d’« aide au développement » (un « marché de l’aide » miné notamment par l’absence de transparence dans les transactions entre pays donateurs et pays destinataires) ; déploiement d’une diplomatie « douce », à travers la multiplication des engagements culturels en France et en Afrique.

Au-delà de ces diverses pratiques politiques, la Françafrique s’accompagne de formes ritualisées, qui nourrissent le jeu et les duplicités des différents acteurs qui y participent. Des sommets France-Afrique (renommés depuis les années 2000 « Afrique-France ») sont organisés, dès 1973, alternativement dans une ville française (La Baule, Vittel, Biarritz, Bordeaux…) ou dans une capitale de l’Afrique francophone (Lomé, Bamako, Dakar, etc.). Les déplacements en Afrique des chefs d’État français donnent lieu à de grands discours programmatiques mettant en scène les liens d’amitié indéfectibles qui lient la France à ses anciennes colonies. La ritualisation de la parole élyséenne rappelant qu’il faut oublier le passé et regarder vers l’avenir.

Le concept de Françafrique exhumé par François-Xavier Verschave a permis d’éclairer des phénomènes peu ou mal connus : les assassinats, la corruption, le clientélisme, les réseaux parallèles, les intermédiaires véreux, le soutien clandestin à des putschs et à des organisations mafieuses. La face visible et officielle de la Françafrique comprend  : les connexions militaires, le système monétaire, les dispositifs de coopération, le soft power linguistique (la Francophonie), sans oublier le paternalisme latent – voire le racisme assumé – qui irrigue l’ensemble. La Françafrique continue de prospérer, sous des formes renouvelées, laissant dans son sillage son lot de victimes. Victimes des dictatures « amies », des conflits armés, des ravages écologiques, des politiques migratoires cyniques et du délabrement des services publics africains. 

Le FCFA

Les deux francs CFA (de l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest) et le franc comorien, sont ainsi les trois unités monétaires circulant dans la zone franc au sud du Sahara. Les mécanismes du franc CFA ne permettent pas aux pays de la zone franc de mobiliser leurs ressources locales et d’avoir une véritable politique d’industrialisation. Il les maintient dans le statut de pourvoyeurs de matières premières.

Lorsque certains pays tentent de se défaire de ces liens plus qu’étouffants, Paris s’arrange pour tuer dans l’œuf toute velléité d’émancipation économique et monétaire. Ainsi, quand le Mali présidé par Modibo Keïta crée sa monnaie et quitte la zone franc, en 1962, la France ne fait rien pour lui faciliter la tâche. Bien au contraire : elle met à contribution ses affidés de l’UMOA qui instaurent des barrières commerciales pour isoler davantage ce pays enclavé. Chaque fois que les critiques s’intensifient contre le système CFA, les dirigeants français lâchent du lest et procèdent à quelques modifications cosmétiques pour mieux en sauvegarder les piliers.

La franc-maçonnerie

La franc-maçonnerie est utilisée par les Français, depuis la période coloniale, comme un réseau de surveillance et d’influence en Afrique. Et cela s’est perpétué après les indépendances. Influente dans différents milieux français, diplomatiques, militaires, patronaux, ainsi que dans les services de renseignement, la franc-maçonnerie apparaît comme un outil supplémentaire dans la perpétuation de l’« amitié » – et en l’occurrence de la fraternité – franco-africaine que les élites francophones des deux continents aiment tant vanter. 

Pour les dictateurs « amis de la France », avoir dans leur entourage des « frères de lumière » donne donc l’opportunité de consolider des liens avec des personnes au cœur du pouvoir à Paris. Mais l’appartenance à une loge maçonnique n’est nullement une condition requise pour s’imposer dans l’univers françafricain. Certains individus n’ont pas eu besoin de l’initiation aux secrets maçonniques pour se faire une place au soleil.

En Afrique francophone, ces multiples connexions entre réseaux françafricains et l’univers maçonnique nourrissent toutes sortes de fantasmes. L’instrumentalisation des rites ésotériques par des dictateurs soucieux d’offrir une aura surnaturelle à leur pouvoir alimente rumeurs et articles de presse autour de crimes « rituels » d’élites initiées à la franc-maçonnerie ou appartenant à divers réseaux occultes. Cette suspicion populaire, paradoxalement, continue de servir les pouvoirs en place en produisant de l’impuissance politique. Car si le pouvoir au sein de la Françafrique est détenu par des personnes aux pouvoirs surnaturels, il est vain d’essayer de contester l’ordre politique établi. 

L’armée française en Afrique et la coopération militaire

Peu connue, la présence militaire de la France en Afrique constitue depuis plus de 50 ans un des piliers de sa politique d’ingérence. Héritage d’un passé colonial proche, la France joue encore aujourd’hui un rôle de puissance militaire majeure en Afrique. Avec 8 700 militaires sur le sol africain, la France intervient régulièrement sous différents prétextes (antiterrorisme, démocratie, maintien de la « paix ») assurant ainsi sa domination sur les États et sur leurs ressources.

L’aide publique au développement

En 2013, l’aide publique au développement française était de 8,5 milliards d’€, dont 45,6 % pour l’Afrique. Il s’agit d’un mélange de dons, de prêts et d’allègements de dette. Il y a aussi les frais liés à du conseil et de l’expertise des coopérants.

Cette « aide » est essentiellement un outil au service des intérêts français et un instrument de tutelle et de dépendance. Parmi les dons, la France comptabilise par exemple : les frais d’accueil des réfugiés en France, les coûts des étudiants africains en France, les dépenses visant au rayonnement culturel et à la promotion du français.

Une institution financière met en oeuvre la politique d’Aide Publique : l’Agence Française de Développement (AFD). Elle fonctionne comme une banque. Sa politique est menée avec le souci constant de préserver et favoriser les intérêts de la France… et ceux de ses grandes entreprises.

Le concept de Françafrique

La Françafrique n’est pas le fruit du « hasard  ». C’est un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines. Cette alliance, héritée d’une longue histoire coloniale, mêle des mécanismes officiels, connus, visibles, assumés par les États, et des mécanismes occultes, souvent illégaux, parfois criminels, toujours inavouables. Ces mécanismes, qui se déploient dans une relative indifférence de l’opinion publique française, permettent à ces élites franco-africaines de s’approprier et de se partager des ressources, économiques, mais aussi politiques, culturelles et symboliques, au détriment des peuples africains.

Le système Françafrique définit tout un complexe de prédation multicausal, à la fois opaque et informel, reposant, également, sur la solidité de certaines relations d’État à État.  L’ingérence continue de la puissance française sur le continent alimente des formes de violences systémiques exercées par les dirigeants africain, qui vivent de cette rente politique, sur leurs populations. 

Il faut ainsi appréhender l’idée de Françafrique, en faisant varier les échelles. Elle doit être interrogée au prisme de l’histoire postcoloniale française, de ce que fait la France en Afrique, mais aussi de la manière dont la France négocie son statut de puissance mondiale.  Enfin, elle invite à analyser non seulement la manière dont la France se comporte chez elle auprès de ses propres ressortissants d’origine africaine, mais aussi la manière dont elle est perçue concrètement, au quotidien, sur le continent africain. En effet, les revendications pour l’égalité et contre les discriminations portées par des mouvements issus des quartiers populaires français sont marginalisées par des gouvernements qui persistent à considérer une partie des citoyens français – perçus exclusivement dans leurs liens supposés avec l’Afrique – comme des éléments exogènes à la nation. Par ailleurs, si on se tourne vers l’Afrique, c’est souvent une image dégradée de la France qui traverse certaines manifestations politiques des jeunesses du continent.

Le terme « Françafrique » fait l’objet de disqualifications systématiques, dans l’espace public français, en ce qu’il conforterait une analyse des relations franco-africaines révolues et essentiellement victimaire : il transformerait les sujets africains en objets passifs, figures déresponsabilisées demandant secours et assistance à une puissance française jugée coupable de tous les méfaits qui s’abattent sur elles. Mais déchiffrer le système Françafrique, ce n’est aucunement relever et fixer de telles binarités, qui ne résistent pas à l’analyse. C’est bien plutôt mettre en lumière la façon dont une politique des réseaux a pu faire et défaire les pouvoirs sur le continent, et dévoiler la manière dont des factions politiques africaines ont participé activement, aux côtés de l’ancien Empire, à la ruine des promesses portées par les libérations nationales. La caution française restant le gage, jusqu’à ce jour, de leur stabilité. Une « stabilité » au service « des Africains », dit-on, mais qui sert en réalité de paravent à la défense des intérêts de la France et de ses affidés. Ce système de prédation n’exonère aucun des acteurs ayant consolidé son histoire longue en partageant une communauté d’intérêts au détriment de la sécurité et du bien-être des populations. 

La Françafrique, toujours d’actualité sous le quinquennat de Macron ?

La Françafrique ne peut être réduite à Jacques Foccart, et à ses fameux « réseaux  » officiels ou occultes, ni aux relations interpersonnelles très particulières qu’il a nouées avec les chefs d’État africains. Bien qu’il ait joué un rôle déterminant dans la définition des relations franco-africaines au moment des indépendances, la politique menée par la France en Afrique ne peut se résumer à un seul homme, aussi influent fût-il. Derrière les hommes, il y a des intérêts et des institutions qui ne disparaissent pas à chaque fois que l’on enterre un de ses représentants. Il y a aussi des idéologies et des représentations mentales enracinées dans une très longue histoire impériale. 

Dans le courant des années 2000, un consensus s’impose en effet pour ne plus parler de la Françafrique qu’au passé. Si l’on convient désormais que la Françafrique a bel et bien existé, elle ne serait plus d’actualité. « La France a perdu l’Afrique », clament les journalistes Antoine Glaser et Stephen Smith en titre d’un livre publié en 2005. La dénonciation de la “Françafrique” est devenue anachronique, écrit-il. La Françafrique serait donc morte ou, au pire, moribonde. Comme pour mieux l’ensevelir, d’autres néologismes s’accumulent à la une des journaux au tournant des années 2010. La « Chinafrique » d’abord : si la France est sur le déclin en Afrique, est-il expliqué, c’est parce que le géant asiatique est en train de la mettre dehors. Plus récente, la « Russafrique » tente à son ​​« tour de se frayer un chemin dans le vocabulaire médiatique.

Loin de démentir l’existence de la Françafrique, la présentation faite de ces « concurrences étrangères » a plutôt tendance à confirmer la relation singulière que les Français entretiennent avec le continent africain. S’y sentent-ils tellement « chez eux » qu’ils s’offusquent de la présence d’autres puissances dans leurs « chasses gardées » ? Le « couple France-Afrique », si souvent célébré, est-il à ce point fusionnel que la présence d’un tiers suffit à crier au divorce ? La France, qui regarde son ancien territoire colonial africain comme un éternel « pré carré » et considère l’Afrique « francophone » comme son domaine réservé, ne cherche-t-elle pas, elle aussi, à étendre son influence et à conquérir des marchés dans les pays d’Afrique anglophone et lusophone ?

Un des paradoxes de la Françafrique est que son existence officielle est constamment réaffirmée sur le mode de sa fin décrétée. Les grandes annonces publiques, endossées tour à tour par les chefs d’État français, de Nicolas Sarkozy en passant par François Hollande jusqu’à Emmanuel Macron, ne diffèrent pas vraiment des discours déjà prononcés par François Mitterrand ou Jacques Chirac en leur temps. Il existe une rupture générationnelle entre ces différents représentants de l’État – les trois plus récents n’ayant pas connu l’époque coloniale. Toutefois, cette rupture n’a accompagné aucun processus significatif de transformation structurelle du système françafricain. 

Si les dirigeants français s’acharnent à vouloir « reconquérir » les jeunesses africaines, ambition commune à François Mitterrand dans les années 1950 et à Emmanuel Macron dans les années 2020, c’est parce qu’ils craignent toujours les « concurrences étrangères » : hier les Anglais ou les Soviétiques, aujourd’hui la « Chinafrique » et la « Russafrique ». Mais c’est surtout parce qu’ils savent que, derrière ces « ennemis » plus ou moins nébuleux, se cache un danger plus redoutable encore : la révolte des peuples africains. Faisant écho aux contestations anticoloniales des années 1950, mais avec une puissance décuplée par la révolution numérique, de nombreux mouvements populaires s’organisent aujourd’hui aux quatre coins de l’Afrique « francophone », mais aussi au cœur de l’ancienne métropole, pour réclamer une véritable abolition du franc CFA, le retrait effectif des troupes militaires françaises et la fin du soutien multiforme que Paris apporte depuis trop longtemps aux régimes autocratiques « amis ». 

La promesse de restitution des objets culturels, spoliés par la France durant la colonisation, ritualise et inscrit dans les imaginaires un récit franco-africain rénové constitué autour d’un acte symbolique de réparation, à destination de l’Afrique, des diasporas, mais aussi de la France elle-même. Sur un tout autre plan, il faut, par ailleurs, se défaire d’un ensemble d’indices visibles, concrets, qui apparaissent comme autant de négations des souverainetés africaines – tel est le sens de l’annonce très médiatisée, en 2020, de la fin du franc CFA en Afrique de l’Ouest, à l’occasion d’une réforme ambivalente et critiquée. Autant d’annonces symboliques qui prennent le contre-pied des logiques militaires et commerciales déséquilibrées toujours actives sur le continent africain.

Référence :
Extrait de: « L’empire qui ne veut pas mourir – Une histoire de la Françafrique » Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe

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