Depuis plusieurs années, le Sahel est confronté à une crise sécuritaire sans précédent. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso, trois pays clés de cette région, subissent une insécurité chronique liée en grande partie à la montée du terrorisme et des groupes armés. Cette situation a profondément fragilisé leurs États et mis à rude épreuve la coopération régionale.
Le divorce entre ces trois États sahéliens et l’organisation régionale qu’ils ont contribué à bâtir trouve ses origines dans une accumulation de frustrations profondes. Au fil des années, la CEDEAO, créée en 1975 pour favoriser l’intégration économique ouest-africaine, s’est vue reprocher par ses membres sahéliens une série de manquements qui ont progressivement érodé sa légitimité à leurs yeux.
Les relations entre les trois pays sahéliens et la CEDEAO se sont détériorées à la suite des coups d’État militaires qui ont porté au pouvoir les juntes actuelles : au Mali en 2021, au Burkina Faso en 2022 et au Niger en 2023. La CEDEAO, en réponse à ces prises de pouvoir non constitutionnelles, a imposé des sanctions économiques et diplomatiques, notamment après le coup d’État au Niger, où elle a menacé d’une intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel . Ces mesures ont été perçues par les régimes militaires comme une ingérence inacceptable, exacerbant les tensions. Ces mesures ont symbolisé l’alignement de l’organisation sur des intérêts étrangers, notamment français.
L’échec des mécanismes régionaux
Le facteur sécuritaire a joué un rôle déterminant dans cette rupture. Confrontés depuis plus d’une décennie au terrorisme croissant, ces trois pays ont déploré l’inefficacité des mécanismes régionaux face au terrorisme. Si le G5 Sahel (regroupant à l’origine la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad) avait été conçu comme une réponse adaptée, son opérationnalisation s’est heurtée à de nombreux obstacles, notamment financiers et logistiques.
L’implication militaire occidentale, principalement française à travers l’opération Barkhane, n’a pas non plus produit les résultats escomptés. Au contraire, les populations et les dirigeants des pays sahéliens ont manifesté leur rejet des pratiques de la Françafrique et des ingérences persistantes visant à maintenir une influence politique, économique et militaire disproportionnée.
Dans ce contexte, l’AES apparaît comme une tentative de repenser l’approche sécuritaire en privilégiant une coopération entre pays partageant les mêmes défis immédiats et une vision similaire des solutions à apporter.
L’Alliance des États du Sahel : une réponse stratégique
Face à ces pressions, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont décidé de s’unir en créant l’Alliance des États du Sahel (AES) le 16 septembre 2023, initialement comme un pacte de défense mutuelle. Cette alliance vise à coordonner les efforts de sécurité et de développement entre les trois pays, confrontés à des défis communs tels que le terrorisme et l’instabilité politique. Le 6 juillet 2024, l’AES a été érigée en confédération lors d’un sommet à Niamey, avec l’ambition de renforcer l’intégration politique et économique.
“Nous ne quittons pas une organisation pour nous isoler, mais pour construire un modèle d’intégration plus conforme à nos aspirations et à nos réalités”, expliquait un haut responsable nigérien, synthétisant la philosophie de cette recomposition régionale.
L’AES ne se limite pas à une coopération sécuritaire. Les trois pays envisagent la création d’une union économique et monétaire. Des initiatives concrètes ont déjà vu le jour, telles que la mise en place d’un passeport biométrique commun et la suppression des frais d’itinérance téléphonique entre les trois pays.
Les sanctions de la CEDEAO : catalyseurs du rejet
Face aux coups d’État successifs au Mali, au Burkina Faso et au Niger, la CEDEAO a adopté une posture ferme, imposant des sanctions économiques et diplomatiques sévères. Ces mesures comprenaient notamment la fermeture des frontières terrestres et aériennes, le gel des avoirs financiers des États concernés, ainsi que la suspension de leur participation aux institutions régionales.
Toutefois, ces sanctions ont été perçues par les populations locales comme injustes et punitives. Plutôt que de viser les régimes militaires, elles ont surtout affecté les citoyens ordinaires, aggravant la précarité économique dans des pays déjà fragiles. Ce sentiment d’injustice a nourri un rejet populaire des décisions de la CEDEAO, renforçant le soutien aux juntes militaires qui se présentaient comme les seuls garants de la souveraineté nationale face à une organisation régionale jugée inféodée à des intérêts étrangers.
Par ailleurs, ces sanctions ont été interprétées comme des instruments de pression politique manipulés par des puissances étrangères, notamment la France, qui cherche à maintenir son influence dans la région. Cette perception a renforcé le ressentiment et la défiance envers la CEDEAO, vue comme un prolongement des anciennes puissances coloniales, plutôt qu’un partenaire impartial.
La volonté de souveraineté et de rupture avec la Françafrique
Au cœur de la décision du Mali, du Niger et du Burkina Faso de tourner le dos à la CEDEAO se trouve une volonté affirmée de souveraineté et de rupture avec le modèle de la Françafrique. Les autorités militaires au pouvoir dans ces pays ont adopté un discours souverainiste fort, dénonçant la domination politique, économique et militaire exercée par la France depuis l’époque coloniale.
Ce discours s’articule autour de plusieurs revendications clés : la dénonciation de la présence militaire française sur leur sol, le rejet du franc CFA – monnaie héritée de la période coloniale et perçue comme un instrument de contrôle économique –, et l’appel à une autodétermination pleine et entière. Ces revendications ont trouvé un écho particulièrement puissant auprès de la jeunesse, souvent marginalisée et frustrée par le chômage, la pauvreté et l’absence de perspectives.
La rupture avec la Françafrique symbolise pour ces populations un espoir de renaissance nationale et régionale, une chance de reprendre en main leur destin sans ingérences extérieures. Ce sentiment de libération est aussi renforcé par la montée de mouvements panafricains et anti-impérialistes qui prônent une Afrique indépendante, fière de ses ressources et de ses capacités.
Ainsi, la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) s’inscrit dans cette dynamique de souveraineté retrouvée, en opposition à une CEDEAO jugée trop liée aux intérêts occidentaux et incapable de défendre les aspirations profondes des peuples sahéliens.
L’AES comme projet alternatif : coopération militaire, économique, politique
Face à la crise de confiance avec la CEDEAO, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont choisi de créer l’Alliance des États du Sahel (AES), une organisation régionale alternative visant à répondre aux défis spécifiques du Sahel selon leurs propres termes. Ce projet incarne une volonté de coopération plus étroite et adaptée aux réalités locales, rompant avec les modèles imposés par l’extérieur.
L’AES se donne plusieurs objectifs ambitieux. Sur le plan sécuritaire, elle vise à mettre en place une coopération militaire renforcée, avec un partage des renseignements, une coordination des opérations anti-terroristes et une mutualisation des ressources pour mieux faire face aux groupes armés qui déstabilisent la région. Cette sécurité collective est présentée comme un pilier central de l’alliance.
Sur le plan économique, l’AES ambitionne de développer une intégration régionale plus endogène, favorisant le commerce intra-régional, la gestion commune des ressources naturelles et la mise en place de projets d’infrastructures adaptés aux besoins du Sahel. L’idée est de créer un espace économique autonome, moins dépendant des institutions internationales et des anciennes puissances coloniales.
Et sur le plan politique, l’alliance entend coordonner une politique étrangère commune, renforçant ainsi la voix des États sahéliens sur la scène internationale. Cette démarche vise à affirmer une souveraineté collective, capable de négocier d’égal à égal avec les grandes puissances et de défendre les intérêts régionaux.
La rupture avec la CEDEAO : quelles conséquences concrètes ?
La décision du Mali, du Niger et du Burkina Faso de se détourner de la CEDEAO pour créer l’Alliance des États du Sahel (AES) entraîne des répercussions économiques, sociales et diplomatiques majeures.
Impact économique
Sur le plan économique, la rupture complique les échanges commerciaux traditionnels avec les autres pays membres de la CEDEAO. La fermeture des frontières et les sanctions ont perturbé les flux de marchandises, augmentant les coûts et ralentissant le commerce régional. Ces perturbations affectent particulièrement les populations locales, qui dépendent du commerce transfrontalier pour leur subsistance.
La question monétaire est également centrale. Le rejet du franc CFA et le souhait d’une monnaie sahélienne propre à l’AES soulèvent des défis importants, notamment en termes de stabilité financière, d’inflation et de confiance des partenaires internationaux. La transition vers un nouveau système monétaire régional nécessitera des ressources et une coordination rigoureuse.
Un repositionnement géopolitique
Sur le plan international, ce tournant s’accompagne d’une diversification des partenariats. La Russie a progressivement renforcé sa présence, d’abord au Mali puis dans les autres pays de l’alliance. Cette présence russe, combinée à des accords avec d’autres puissances comme la Chine, la Turquie ou l’Iran, illustre la volonté de ces États d’embrasser un monde multipolaire.
Ce repositionnement ne se limite pas à une simple substitution d’influence. Il traduit une approche pragmatique visant à multiplier les options stratégiques. “Nous ne remplaçons pas une tutelle par une autre, nous diversifions nos partenariats pour renforcer notre souveraineté”, affirmait le Premier ministre burkinabè Apollinaire Joachim Kyélem de Tambèla, résumant cette orientation.
Une recomposition régionale
La création de l’AES ne représente pas seulement un défi pour les trois pays concernés, mais également une reconfiguration majeure pour toute l’Afrique de l’Ouest. La CEDEAO se trouve affaiblie par le départ de trois de ses membres fondateurs, représentant près de 14% de sa population et une part significative de son territoire.
Cette situation soulève des interrogations sur l’avenir de l’intégration régionale ouest-africaine.
Un effet domino ?
La création de l’Alliance des États du Sahel (AES) par le Mali, le Niger et le Burkina Faso soulève une question cruciale : ce mouvement pourrait-il s’étendre à d’autres pays de la région, fragilisant davantage la CEDEAO et l’intégration ouest-africaine ?
Répercussions sur l’intégration régionale
Cette dynamique pourrait ralentir les avancées vers une intégration politique et économique plus poussée en Afrique de l’Ouest. Elle risque aussi d’accentuer les divisions entre pays sahéliens et littoraux, creusant un fossé entre les intérêts stratégiques et les visions politiques.
Rejet du multilatéralisme néocolonial
L’AES incarne une montée en puissance d’un discours anti-impérialiste, qui rejette les ingérences perçues comme néocoloniales, notamment celles des anciennes puissances européennes. Ce rejet s’accompagne d’une critique du multilatéralisme traditionnel, souvent considéré comme un instrument au service des intérêts occidentaux plutôt qu’une véritable plateforme d’égalité entre États.
Quête d’une souveraineté panafricaine
Le projet de l’AES s’inscrit dans une quête plus large de souveraineté panafricaine, où les États africains cherchent à reprendre le contrôle de leurs ressources, de leur sécurité et de leur politique étrangère. Cette volonté s’aligne avec les ambitions de plusieurs mouvements panafricains et initiatives continentales, comme la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ou la réforme des institutions africaines.
Conclusion
Le tournant pris par le Mali, le Niger et le Burkina Faso en quittant la CEDEAO pour créer l’Alliance des États du Sahel marque une étape majeure dans l’histoire politique et géopolitique de la région. Si ce projet porte l’espoir d’une souveraineté retrouvée et d’une coopération mieux adaptée, il devra surmonter d’importants défis pour assurer une stabilité durable. Cette dynamique illustre aussi les tensions profondes qui traversent l’Afrique contemporaine, entre héritages coloniaux, aspirations à l’autodétermination et recompositions géopolitiques.