99% du trafic Internet mondial passe par des câbles posés au fond des océans. Alors que nous parlons constamment de “cloud”, de virtualisation et de monde dématérialisé, notre monde connecté repose en réalité sur des infrastructures bien tangibles – des tubes de métal et de fibre optique qui serpentent sur les fonds marins.
Ces autoroutes sous-marines, invisibles à nos yeux mais fondamentalement physiques, constituent l’épine dorsale de notre économie numérique mondiale. Sans elles, pas de visioconférences intercontinentales, pas de streaming vidéo international, pas de transactions bancaires instantanées entre continents. Chaque jour, ces câbles transportent des données évaluées à plusieurs milliers de milliards d’euros.
Chaque fois que vous envoyez un message WhatsApp à un ami à l’étranger, que vous regardez une vidéo YouTube ou que vous passez un appel vidéo avec un client à l’autre bout du monde, votre information emprunte probablement le même chemin : le fond des océans. Un réseau de plus de 550 câbles sous-marins, totalisant plus de 1,4 million de kilomètres, achemine silencieusement 99 % du trafic internet mondial.
Mais que savons-nous vraiment de ces infrastructures physiques qui façonnent notre monde connecté et deviennent un enjeu géopolitique majeur ?
Qu’est-ce qu’un câble sous-marin ?
Un câble sous-marin est une infrastructure de télécommunications composée principalement de fibres optiques, installée sur les fonds marins pour transporter des données numériques d’un continent à l’autre. Ces câbles, d’un diamètre souvent inférieur à celui d’une canette de soda, transportent 99% des communications intercontinentales, qu’il s’agisse d’appels téléphoniques, de courriels, de transactions financières ou de vidéos en streaming.
Contrairement aux satellites qui souffrent de latence élevée, les câbles sous-marins offrent une transmission quasi instantanée des données, explique Jean Duranton, analyste chez Telegeography, cabinet spécialisé dans l’étude des infrastructures télécoms. “Un câble transatlantique peut transporter jusqu’à 250 térabits par seconde, soit l’équivalent de 30 millions de films HD téléchargés simultanément.
De Morse à la fibre optique : une évolution fulgurante
L’histoire des câbles sous-marins remonte à 1858, lorsque le premier câble télégraphique transatlantique fut posé entre l’Irlande et Terre-Neuve, permettant l’envoi du premier message entre la reine Victoria et le président américain Buchanan. Ce câble, qui ne fonctionna que quelques semaines, était le précurseur d’une révolution dans les communications mondiales.
Il fallait auparavant plusieurs semaines pour qu’une lettre traverse l’Atlantique. Le câble a réduit ce délai à quelques minutes, rappelle Sophie Martinez, historienne des technologies de communication à l’Université de Paris.
L’évolution technologique a été spectaculaire. Des câbles télégraphiques en cuivre, nous sommes passés aux câbles coaxiaux dans les années 1950, puis à la fibre optique dans les années 1980. Le premier câble à fibre optique transatlantique, TAT-8, fut mis en service en 1988 avec une capacité de 280 mégabits par seconde – une capacité multipliée par près d’un million aujourd’hui.
Une prouesse technique et industrielle
La fabrication d’un câble sous-marin est un processus de haute précision. Au centre se trouvent les fibres optiques, fines comme des cheveux, qui transmettent les données sous forme de signaux lumineux. Ces fibres sont entourées de plusieurs couches de protection : gel imperméable, gaine en aluminium, fils d’acier et enveloppe externe en polyéthylène.
“Dans les eaux peu profondes, les câbles sont blindés davantage pour résister aux ancres des navires et aux activités de pêche”, précise Antoine Legrand, ingénieur chez Alcatel Submarine Networks, l’un des principaux fabricants mondiaux. “En revanche, dans les grands fonds, où les risques sont moindres, les câbles peuvent être plus fins, avec un diamètre d’environ 17 mm.”
La pose de ces câbles constitue elle-même un défi logistique considérable. Des navires câbliers spécialisés, dotés d’équipements sophistiqués, déploient ces infrastructures à des profondeurs pouvant atteindre 8 000 mètres. La pose d’un câble transocéanique peut prendre plusieurs mois et coûter entre 200 et 500 millions d’euros.
Un réseau mondial en constante expansion
Actuellement, plus de 530 câbles sous-marins actifs sillonnent les océans, formant un réseau de plus de 1,3 million de kilomètres. Les principales routes relient l’Amérique du Nord à l’Europe et à l’Asie, mais l’Afrique connaît également un développement rapide de ses connexions sous-marines.
Le câble 2Africa, lancé par un consortium dirigé par Meta (anciennement Facebook), sera mis en service intégralement d’ici fin 2025 et deviendra le plus long système de câbles sous-marins au monde, avec 45 000 kilomètres contournant presque entièrement le continent africain.
Cette infrastructure va transformer l’accès à Internet en Afrique, où le taux de pénétration reste globalement inférieur à 50%, estime Paul Wong, analyste chez Bloomberg Intelligence. 2Africa connectera 23 pays africains et pourrait potentiellement servir 3 milliards de personnes.
Les nouveaux maîtres des fonds marins
Si les opérateurs télécoms traditionnels comme Orange, AT&T ou NTT dominaient autrefois le secteur, ce sont désormais les géants technologiques qui prennent le contrôle. Google, Meta, Microsoft et Amazon possèdent ou louent aujourd’hui plus de 50% de la capacité mondiale.
C’est un changement de paradigme, analyse Marc Livinec, consultant en télécommunications chez Deloitte. Les GAFAM investissent massivement dans ces infrastructures pour sécuriser leurs services cloud et garantir une expérience utilisateur optimale. Google a investi à lui seul plus de 2 milliards d’euros dans les câbles sous-marins ces cinq dernières années.
Cette mainmise soulève des questions de souveraineté numérique.
Quand les principales artères de communication mondiales appartiennent à quelques entreprises privées américaines, cela crée inévitablement des déséquilibres de pouvoir, s’inquiète Pierre Durand, chercheur en géopolitique numérique à Sciences Po Paris.
Des infrastructures vulnérables au cœur des tensions géopolitiques
Malgré leur importance critique, les câbles sous-marins restent étonnamment vulnérables. Chaque année, on dénombre environ 200 ruptures de câbles dans le monde, principalement dues aux activités humaines comme la pêche et le mouillage des ancres.
Mais depuis quelques années, les craintes d’actions malveillantes se multiplient. En janvier 2023, le câble AAE-1 reliant l’Asie à l’Europe via la mer Rouge a été sectionné, perturbant pendant plusieurs jours les communications entre les deux continents. Si aucune revendication n’a été enregistrée, plusieurs experts ont évoqué un possible sabotage dans cette zone géopolitiquement sensible.
Les câbles sous-marins sont devenus des cibles potentielles dans le cadre de la guerre hybride, confirme l’amiral Bernard Rogel, ancien chef d’état-major de la Marine nationale française. Certaines puissances disposent de sous-marins et de navires spécialement équipés pour intercepter ou endommager ces infrastructures.
Face à ces menaces, les États renforcent leurs dispositifs de surveillance et de protection. La France a ainsi créé en 2022 un commandement spécifique au sein de sa Marine nationale, tandis que l’OTAN a intégré la sécurité des câbles sous-marins dans sa stratégie de défense.
Un enjeu crucial pour l’Afrique
Pour le continent africain, l’accès aux câbles sous-marins représente un enjeu de développement majeur. Longtemps délaissée par les grands projets d’infrastructures, l’Afrique rattrape progressivement son retard.
Le déploiement de câbles comme MainOne, WACS ou 2Africa a permis une baisse significative des coûts d’accès à Internet, observe Marie Konaté, directrice du cabinet Digital Africa Consulting. “Dans certains pays, les tarifs ont été divisés par dix en moins de cinq ans.
Toutefois, des défis persistent. La connectivité reste inégalement répartie, avec une concentration sur les zones côtières. “L’enjeu est désormais de développer les réseaux terrestres pour acheminer cette capacité vers l’intérieur des terres”, poursuit l’experte.
Par ailleurs, la dépendance à l’égard des investisseurs étrangers soulève des questions de souveraineté numérique. Le continent ne compte que très peu d’acteurs locaux impliqués dans la propriété ou la gestion de ces infrastructures stratégiques.
Vers l’Internet du futur
L’avenir des câbles sous-marins s’annonce prometteur, avec des innovations technologiques majeures. La prochaine génération de câbles pourra transporter jusqu’à 500 térabits par seconde, soit le double de la capacité actuelle.
Nous travaillons sur des technologies qui permettront d’augmenter considérablement le débit tout en réduisant la consommation énergétique, révèle Yasuhiro Matsuda, directeur de la recherche chez NEC, l’un des principaux fabricants japonais.
D’autres innovations concernent l’intégration de capteurs environnementaux dans les câbles, permettant de surveiller les séismes sous-marins, les tsunamis ou les effets du changement climatique sur les océans. Le projet SMART (Science Monitoring And Reliable Telecommunications), développé par un consortium international, devrait déployer son premier câble hybride en 2026 dans le Pacifique.
Parallèlement, les constellations de satellites en orbite basse, comme Starlink d’Elon Musk, se présentent comme des compléments plutôt que des concurrents aux câbles sous-marins. “Les satellites offrent une couverture globale mais ne peuvent rivaliser en termes de capacité et de latence”, explique Jean Duranton. “Ils seront essentiels pour connecter les zones reculées, mais les câbles resteront l’épine dorsale d’Internet.”
Le paradoxe des fonds marins
Alors que nous vivons dans un monde de plus en plus virtuel, il est paradoxal de constater que notre connectivité dépend d’infrastructures physiques, cachées dans les profondeurs océaniques. Ces câbles sous-marins, invisibles mais omniprésents, illustrent parfaitement les fondations matérielles de notre économie numérique.
Dans notre imaginaire collectif, Internet est synonyme de cloud, de virtualité, conclut Sophie Martinez. En réalité, chaque recherche Google, chaque vidéo YouTube, chaque appel WhatsApp traverse probablement l’océan via ces câbles posés sur le plancher océanique. C’est la face cachée de notre monde connecté.
À l’heure où la souveraineté numérique devient un enjeu géopolitique majeur, ces autoroutes de données sous-marines apparaissent plus que jamais comme des infrastructures stratégiques, au cœur des équilibres de puissance du XXIe siècle. La maîtrise de ces réseaux constituera sans doute l’un des grands défis des prochaines décennies.