L’Afrique Subsaharienne compte aujourd’hui plus de 44 millions de micro, petites et moyennes entreprises, générant environ 230 millions d’emplois. Ces chiffres témoignent d’un dynamisme entrepreneurial remarquable. Cependant, les statistiques révèlent aussi que 70% de ces entreprises ne dépassent pas la première génération, s’éteignant avec leur fondateur.
Par exemple au Nigeria, bon nombre d’entreprises qui faisaient la fierté du pays ont disparu après la disparition de leurs fondateurs. Les entreprises appartenant à l’ancien milliardaire MKO Abiola en sont un bon exemple : Concord However, Abiola Bookshop, Summit Oil, Habib Bank, etc.
Alors que dans de nombreux pays occidentaux, des milliers d’entreprises ont survécu à leurs fondateurs et se sont développées en conglomérats et groupes, dépassant leurs espérances. Des entreprises comme Coca-Cola, General Electric, Tata Group, Newspaper, KFC, McDonald’s, Walmart, JP Morgan Chase, Goldman Sachs, Siemens, etc.
Ce problème avec les entreprises en Afrique Subsaharienne existe depuis des années et des tendances similaires sont observées parmi les entreprises existantes.
Pourquoi en est-il ainsi et que faut-il faire pour éviter que ces situations ne se reproduisent toujours ?
Pourquoi nos entreprises meurent avec leurs fondateurs ?
L’hyper-personnalisation des entreprises
Un problème auquel on peut penser est que la plupart des entreprises africaines sont des entreprises de subsistance qui ne souhaitent pas devenir des sociétés, ni même des entreprises reconnues au niveau national. La plupart des PME du continent entrent dans cette catégorie. L’entreprise, généralement une supérette, une boulangerie ou une petite exploitation agricole, existe pour permettre à toute la famille de payer ses factures.
Le problème est souvent le manque d’argent pour se développer. Et une fois leurs enfants scolarisés et devenus employés, ils ne retournent pas au magasin, à la boulangerie ou à la ferme. Ces établissements perdent leur raison d’être une fois que leurs descendants obtiennent d’autres opportunités.
Vision floue de l’entreprise et pas de plan de succession clair
Le problème se pose pour la relève. Envoyer les enfants étudier à l’étranger sans leur permettre d’acquérir une expérience pratique au sein de l’entreprise familiale ne garantit pas une succession réussie. L’expérience ne s’acquiert pas uniquement à l’école ; elle nécessite une immersion progressive dans l’entreprise.
De nombreuses entreprises africaines ne disposent pas de plans de succession solides, même si elles envisagent de les développer. Les entreprises fondées par un ancêtre privilégient souvent la parenté plutôt que la compétence. De ce fait, on ne sait pas quand inviter des personnes extérieures à la famille à contribuer à la croissance. De plus, la volonté d’entrer en bourse est très faible.
L’absence de testament ou la rédaction de testaments inadéquats peut compliquer la transmission d’entreprise. Beaucoup de fondateurs décèdent intestat, laissant leurs héritiers dans l’incapacité de reprendre efficacement l’entreprise.
Cependant, la solution ne réside pas uniquement dans la rédaction d’un testament. L’essentiel consiste à structurer l’entreprise autour d’une idée plutôt qu’autour d’une personne. Une entreprise doit survivre à son propriétaire, quelle que soit l’identité de celui qui la dirige.
Manque de structure et de systèmes d’entreprise
La majorité des entreprises africaines fonctionnent de manière informelle, sans procédures documentées ni organigrammes clairs. Le savoir-faire reste dans la tête du fondateur, les processus décisionnels sont opaques, et les responsabilités mal définies. Cette organisation “artisanale” empêche toute transmission efficace des compétences.
Contrairement aux entreprises occidentales qui investissent massivement dans la codification de leurs processus, les entreprises africaines privilégient souvent la flexibilité et l’adaptation au détriment de la structuration. Cette approche, avantageuse dans un environnement changeant, devient problématique pour assurer la continuité.
Influence familiale
En Afrique, les familles ont toujours tendance à se disputer les biens et les objets appartenant à leurs enfants. Ils commencent alors à occuper des postes différents et à diriger les entreprises, surtout lorsqu’ils ne sont pas compétents pour les diriger.
Certains fondateurs confient également des postes à des membres de leur famille au sein de leur entreprise afin de les aider, sans nécessairement s’appuyer sur les compétences requises. Cette incompétence conduit souvent à la destruction progressive de l’entreprise, surtout lorsque ces membres occupent des postes clés.
Les secteurs particulièrement vulnérables
Secteur | Vulnérabilité spécifique |
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Commerce et distribution | Dépendance aux relations personnelles du fondateur avec les fournisseurs et détaillants. Son départ déstabilise l’ensemble de l’écosystème commercial. |
Industrie manufacturière naissante | Concentration de l’expertise technique chez le fondateur, personnalisation des relations avec les équipementiers, absence de capitalisation des savoir-faire. |
Services professionnels | Forte dépendance à la réputation et au réseau personnel du fondateur (ex. : cabinets de conseil, études d’avocats, agences de communication), freinant le développement autonome. |
Les voies de transformation
1. Préparer la succession
Un aspect important du leadership est la capacité à former un successeur digne de ce nom, capable de perpétuer la vision du dirigeant. La plupart des fondateurs africains ne parviennent pas à reproduire cette structure de succession où une autre personne, pas nécessairement leur famille, prendrait la relève. Un plan de succession clair permet d’assurer une transition en douceur et de maintenir la continuité stratégique.
Dans les sociétés développées, les dirigeants de grandes entreprises recherchent constamment des personnes au sein de l’entreprise, notamment parmi leurs managers, qui possèdent des compétences de leadership exceptionnelles et ne sont pas nécessairement de la famille. Ils les gardent proches, facilitent leur passage dans l’entreprise et entament un processus systématique de préparation, permettant à la personne de passer facilement du statut de manager à celui de chef d’entreprise.
Dans le cadre d’un plan de succession familial, les enfants et les proches sont intégrés très tôt dans l’entreprise. De nombreuses entreprises renommées sont aujourd’hui familiales et sont gérées selon ce plan de succession afin de perpétuer le rêve du fondateur. Des entreprises comme Louis Vuitton, Walmart (famille Walton des États-Unis), le Groupe Auchan (famille Mullez de France), LG Corporation (famille Koo de Corée du Sud) et Dell (famille Dell des États-Unis) en sont des exemples.
De nombreuses entreprises qui existent encore aujourd’hui existent grâce à un bon plan de succession, soit par la lignée familiale comme dans le cas du groupe TATA en Inde, soit par des employés qui ont gravi les échelons dans une telle entreprise.
Les fondateurs africains devraient s’inspirer de cela et trouver une structure qui permettra au plan de succession de fonctionner.
2. Institutionnaliser la gouvernance
Mettre en place des organes de gouvernance solides, comme un conseil d’administration ou un comité de direction, est essentiel. Ces structures formalisent les processus de décision, garantissent la transparence et permettent de partager le pouvoir, réduisant ainsi la dépendance à une seule personne.
3. La nécessité de la documentation
Pour assurer leur pérennité, les entreprises africaines doivent impérativement documenter leurs processus. Chaque département devrait disposer de procédures opérationnelles standard détaillant sa mission, ses tâches et ses indicateurs de performance. Cette documentation permet à tout successeur de comprendre rapidement le fonctionnement de l’entreprise.
Les politiques et procédures qui régissent tout dans une entreprise , du recrutement à la conduite des employés, en passant par les finances et la comptabilité, etc., sont importantes pour le bon fonctionnement d’une entreprise.
4. L’investissement dans les ressources humaines
Les entrepreneurs africains doivent changer leur perception de la formation. Plutôt que de craindre le départ de collaborateurs formés, ils devraient considérer la formation comme un investissement nécessaire à la performance de l’entreprise. Une équipe compétente constitue le meilleur gage de succès et de continuité.
Le fondateur doit aussi apprendre à déléguer et à faire confiance à ses équipes. En développant l’autonomie des collaborateurs, il prépare l’entreprise à fonctionner sans sa présence constante.
5. Partager la vision et la culture d’entreprise
Il est crucial que la vision et les valeurs du fondateur soient comprises, partagées et incarnées par l’ensemble des collaborateurs. Cela crée une culture d’entreprise forte, capable de perdurer même en l’absence du fondateur.
Lorsqu’un fondateur meurt et qu’une autre personne lui succède avec une vision contradictoire, l’entreprise s’engage sur une autre voie et, dans la plupart des cas, disparaît.
6. La révolution numérique comme catalyseur
La digitalisation offre une opportunité unique de formaliser les processus et de réduire la dépendance aux individus. Les outils de gestion intégrés, les plateformes collaboratives, et l’intelligence artificielle peuvent automatiser de nombreuses tâches traditionnellement réalisées de manière informelle.
Les entreprises technologiques africaines, nées dans l’ère digitale, montrent la voie en adoptant dès leur création des structures plus formalisées et des processus documentés.
L’exemple des secteurs créatifs
es agences créatives qui lient étroitement leur identité à la personnalité de leur fondateur courent d’énormes risques. Lorsque le fondateur constitue la seule force vitale de l’agence, son départ entraîne quasi inévitablement l’effondrement de l’entreprise. Pour inverser cette tendance, les agences doivent adopter une vision plus ambitieuse et investir dans la formation de leurs collaborateurs.
Les modèles de réussite émergents
Les champions régionaux
Quelques entreprises africaines commencent à démontrer qu’une autre voie est possible. Des groupes comme Equity Bank au Kenya, Dangote Group au Nigeria ou MTN en Afrique du Sud ont réussi à survivre à leurs fondateurs en développant des structures organisationnelles robustes.
Ces success stories partagent plusieurs caractéristiques : investissement massif dans les ressources humaines, systèmes de gouvernance sophistiqués, diversification géographique et sectorielle, et culture d’entreprise forte transcendant les individus.
L’inspiration de la diaspora
Les entrepreneurs de la diaspora africaine, formés aux standards internationaux, importent progressivement de nouvelles pratiques managériales. Leur double culture leur permet d’adapter les meilleures pratiques occidentales aux réalités africaines.
Conclusion
Faire grandir une entreprise est un exploit en soi. Mais la véritable réussite réside dans la capacité à la faire durer au-delà de la vie de son fondateur. Pour transformer nos entreprises en véritables institutions capables de traverser les générations, il est urgent de repenser la place du fondateur, de préparer la relève et d’instaurer une gouvernance solide. En partageant la vision, en formalisant les processus et en transmettant les savoirs, nos entreprises pourront non seulement grandir, mais aussi survivre et prospérer longtemps après le départ de leurs fondateurs.