L’histoire du continent africain est intrinsèquement liée à celle de la colonisation, dont les répercussions se font encore sentir bien des décennies après les indépendances formelles. Parmi ces héritages persistants, le Franc CFA occupe une place singulière et controversée.
Créé en 1945, le Franc des Colonies Françaises d’Afrique est, pour beaucoup, plus qu’une simple monnaie ; il est le symbole d’une tutelle économique qui, malgré les évolutions géopolitiques, continue de susciter un débat houleux. Huit pays d’Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo) utilisent le Franc CFA de l’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine), tandis que six pays d’Afrique centrale (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, République Centrafricaine, Tchad) emploient le Franc CFA de la CEMAC (Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale).
Le rejet du Franc CFA s’enracine dans plusieurs griefs qui dépassent largement la simple question de la monnaie. D’abord, il y a le sentiment profond que cette devise perpétue une forme de dépendance néocoloniale. Le fait que les réserves de change des pays de la zone soient déposées auprès du Trésor français est perçu comme une perte de contrôle sur les ressources nationales. Cette situation limite la capacité des États à mener une politique monétaire indépendante, essentielle pour s’adapter aux réalités économiques locales.
Ces dernières années, la contestation du Franc CFA s’est amplifiée grâce à l’émergence de voix africaines déterminées à réclamer la souveraineté monétaire. Des intellectuels, économistes, activistes et même certains responsables politiques de la zone franc dénoncent unanimement ce qu’ils considèrent comme une entrave majeure à l’autonomie économique de leurs pays.
Parmi les figures emblématiques, Ndongo Sylla, économiste sénégalais, souligne que la souveraineté monétaire ne se limite pas à la simple émission de la monnaie, mais englobe la capacité à orienter la politique économique, à protéger les industries locales et à investir dans les priorités nationales.
La perception de la population locale vis-à-vis du Franc CFA est complexe et contrastée, mais globalement marquée par une montée significative de la contestation ces dernières années. Si certains segments de la société, notamment les classes moyennes urbaines et les milieux d’affaires, reconnaissent la stabilité monétaire apportée par le Franc CFA, une large partie de la population, en particulier la jeunesse et les milieux populaires, exprime un rejet croissant de cette monnaie, perçue comme un symbole de domination néocoloniale et un frein au développement économique.
Pourquoi le Franc CFA est-il contesté ?
Le fonctionnement du franc CFA repose sur quatre principes fondamentaux qui suscitent la controverse.
Premièrement
L’arrimage fixe à l’euro, bien qu’il offre une certaine stabilité contre l’inflation, est souvent perçu comme un carcan. Cette parité fixe prive les banques centrales africaines d’un levier essentiel de politique monétaire : la dévaluation. En période de choc économique ou de besoin de compétitivité, la capacité d’ajuster la valeur de sa monnaie est un outil crucial pour stimuler les exportations et rendre les produits locaux plus attractifs. L’absence de flexibilité monétaire empêche les États d’amortir les chocs externes, comme la fluctuation des prix des matières premières dont dépendent de nombreuses économies de la zone. En l’absence de la possibilité d’ajuster leur monnaie, les pays sont contraints de recourir à des mesures d’austérité drastiques, souvent douloureuses pour les populations, pour maintenir l’équilibre macroéconomique.
Deuxièmement
Le second point de friction majeur est l’obligation pour les banques centrales de la zone de déposer une part significative de leurs réserves de change (initialement 100%, puis 65%, jusqu’à 50% aujourd’hui pour la CEMAC) auprès du Trésor français. Récemment, l’obligation de dépôt de la moitié des réserves auprès du Trésor français a été supprimée dans les nouvelles réformes pour le Franc CFA de l’UEMOA. Pour la CEMAC (Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale), cette obligation persiste. En 2023, cela représentait environ 4 milliards d’euros de réserves de la CEMAC déposées auprès du Trésor français. Ces réserves, bien que rémunérées, ne peuvent être investies librement dans le développement local.
Troisièmement
La France dispose toujours de représentants au sein des instances dirigeantes de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC). Le Conseil d’Administration comprend quatorze (14) membres, à raison de deux (2) administrateurs pour chaque État membre et de deux pour la France. Récemment, le retrait des représentants français des instances de gouvernance monétaire a été acté dans le cadre des réformes annoncées pour le Franc CFA de l’UEMOA.
Mais la présence des représentants français est toujours d’actualité au sein des instances dirigeantes de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC). Cela découle des accords de coopération monétaire entre la France et les pays de la zone franc. Et leur présence est liée à la garantie de convertibilité du franc CFA en euro assurée par le Trésor français.
Quatrièmement
La libre transférabilité des capitaux facilite les sorties de devises vers l’Europe, favorisant la fuite des capitaux au détriment des investissements locaux.
Les arguments contre le franc CFA
Les opposants au franc CFA dénoncent plusieurs conséquences néfastes de ce système. Mamadou Koulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale ivoirienne et économiste, explique : “Le franc CFA est conçu pour servir prioritairement les intérêts français en Afrique. Il facilite les importations européennes et freine l’industrialisation locale.”
En effet, la politique monétaire restrictive imposée par ce système privilégie la lutte contre l’inflation au détriment du financement du développement. Les taux d’intérêt élevés découragent l’investissement productif tandis que la surévaluation de la monnaie pénalise les exportateurs africains.
L’impossibilité de dévaluer la monnaie en fonction des besoins économiques nationaux empêche les pays africains d’adopter des politiques monétaires adaptées à leurs réalités.
En 2017, un événement symbolique ravive le débat sur les limites du franc CFA et son influence sur les économies des pays de la zone franc. À Dakar, le militant panafricaniste franco-béninois Kémi Séba a brûlé publiquement un billet de 5 000 francs CFA pour dénoncer ce qu’il considère comme un instrument néocolonial. Un geste qui lui a valu une arrestation mais qui a galvanisé les opinions publiques.
Le franc CFA n’est pas une devise internationale
Paradoxe notable, le franc CFA, bien qu’arrimé à l’euro et garanti par la France, n’est pas une devise internationale. Contrairement aux principales monnaies mondiales comme le dollar, l’euro ou le yen, le franc CFA ne peut être utilisé ni pour les échanges internationaux ni même en France, pays qui garantit pourtant sa valeur. Le franc CFA est une monnaie qui n’existe nulle part ailleurs que dans ses zones d’émission.
Un pays qui utilise une monnaie non convertible doit passer par une monnaie tierce (souvent l’euro ou le dollar) pour acheter à l’étranger ou vendre. Cela a des conséquences.
Le cas de Moussa Konaté, homme d’affaires malien, est révélateur. En 2022, pour régler une facture de 50.000 dollars à un fournisseur chinois, il a dû convertir ses francs CFA en euros puis en dollars, avec des frais de change à chaque étape. “Au final, cette opération m’a coûté près de 4.000 dollars supplémentaires en frais divers, explique-t-il.
Cette non-internationalité du franc CFA limite également le pouvoir de négociation des banques centrales africaines dans le système monétaire international. La BCEAO et la BEAC ne peuvent pas signer directement des accords de swap de devises avec d’autres banques centrales mondiales, comme le font couramment la Chine, le Japon ou même le Maroc avec sa banque centrale indépendante.
En 2020, lors de la pandémie de Covid-19, alors que plus de 60 banques centrales dans le monde ont pu établir des lignes de swap avec la Réserve Fédérale américaine pour accéder à des liquidités en dollars, les banques centrales de la zone franc ont dû passer par la Banque de France, illustrant leur dépendance persistante.
Les tentatives de réforme : de l’ECO à l’impasse
Face à cette pression croissante, des tentatives de réforme ont été initiées. Le projet le plus ambitieux est celui de l’ECO, monnaie unique devant remplacer à terme le franc CFA et les autres devises de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
En décembre 2019, le président ivoirien Alassane Ouattara et son homologue français Emmanuel Macron ont annoncé une réforme du franc CFA pour l’UEMOA : fin du dépôt de 50% des réserves au Trésor français, retrait des représentants français des instances de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), mais maintien de la parité fixe avec l’euro et de la garantie française.
Pour beaucoup d’observateurs, cette réforme est insuffisante. C’est un changement cosmétique qui ne modifie pas fondamentalement la dépendance monétaire, estime Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais. On change le nom du chien, mais on garde le même collier.
Le projet d’ECO se heurte également à des obstacles géopolitiques majeurs. Le Nigeria, géant économique de la région et farouche défenseur d’une véritable indépendance monétaire, s’oppose à une simple transformation du franc CFA en ECO sans rupture avec le système français.
L’ECO ne peut pas être la simple extension du franc CFA sous un nouveau nom”, a déclaré un haut responsable nigérian. “Nous voulons une monnaie africaine créée par des Africains pour des Africains.
La souveraineté monétaire : une condition pour le développement
Pour les partisans d’une rupture avec le franc CFA, la souveraineté monétaire est unecondition sine qua non du développement économique africain. Ils citent en exemple des pays comme le Ghana, l’Éthiopie ou le Maroc qui, avec leurs propres monnaies, peuvent mener des politiques adaptées à leurs besoins.
Le Maroc, qui a quitté la zone franc en 1959, dispose aujourd’hui d’une banque centrale autonome et d’une monnaie (le dirham) partiellement convertible, ce qui lui a permis de développer une économie diversifiée et résiliente, avec un système bancaire parmi les plus solides d’Afrique.
Le Ghana, qui n’a jamais fait partie de la zone franc, a pu ajuster sa monnaie (le cedi) en 2014-2015 pour faire face à la crise, permettant une reprise économique plus rapide que ses voisins de la zone CFA.
Le modèle asiatique est souvent évoqué : la Chine, la Corée du Sud ou le Vietnam n’auraient jamais connu leur essor économique sans une politique monétaire indépendante favorisant leurs exportations et protégeant leurs industries naissantes.
“La question n’est pas de savoir si nous devons quitter le franc CFA, mais comment le faire sans déstabiliser nos économies”, note un banquier centrafricain.
Des propositions émergent : création progressive d’une nouvelle monnaie adossée à un panier de devises, système de change flottant contrôlé, ou encore monnaie commune gérée exclusivement par les Africains.
Et maintenant ? Quelles perspectives ?
Trois scénarios se dessinent pour l’avenir du franc CFA. Le premier est celui d’une réforme progressive mais substantielle, transformant véritablement le système tout en préservant une certaine stabilité. Le deuxième envisage une rupture plus radicale, avec la création de monnaies nationales ou d’une monnaie panafricaine indépendante. Le troisième, moins optimiste, prévoit le maintien du statu quo sous des appellations différentes.
Les obstacles au changement sont nombreux. Les élites économiques locales, qui préfèrent le statu quo, sont réticentes au changement. La France n’aimerait pas perdre une influence significative sur la politique monétaire de la zone. La dépendance structurelle des économies africaines aux importations et aux financements extérieurs constituent également des freins significatifs à toute réforme profonde du système monétaire actuel.
Aujourd’hui, l’idée d’une souveraineté monétaire africaine gagne du terrain.Cette effervescence populaire et intellectuelle pousse les dirigeants politiques à agir, rendant la question de la monnaie incontournable dans les agendas nationaux et régionaux. Leurs arguments s’appuient souvent sur la nécessité de financer le développement par l’emprunt local, de stimuler la production intérieure, et de libérer le potentiel d’innovation et d’entrepreneuriat africain, des objectifs qui semblent contraints par la rigidité du système actuel.
Plus récemment, les réformes annoncées pour le Franc CFA de l’UEMOA, notamment la suppression de l’obligation de dépôt de la moitié des réserves auprès du Trésor français et le retrait des représentants français des instances de gouvernance monétaire, constituent un premier pas – jugé insuffisant par beaucoup – vers une plus grande autonomie. Ces ajustements, bien que limités, reconnaissent la légitimité des revendications africaines et ouvrent la porte à des discussions plus approfondies sur l’avenir du système monétaire. Les appels à la diversification des partenariats économiques et à une plus grande intégration intra-africaine s’inscrivent également dans cette vision d’une émancipation monétaire et économique globale, où la monnaie ne serait plus un instrument de dépendance, mais un levier de croissance autonome et inclusive.
Résumé
Thème | Description et réalités du système CFA |
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Origine et nature du franc CFA |
Créé pendant la colonisation française, le franc CFA est encore utilisé par 14 pays africains. Il est arrimé à l’euro, garanti par la France, mais n’est pas une monnaie internationale.
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Parité fixe avec l’euro |
1 euro = 655,957 FCFA. Cette fixité empêche toute dévaluation compétitive, freinant les exportations et l’ajustement en cas de crise.
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Absence de flexibilité monétaire |
Contrairement à des pays comme le Nigeria ou le Ghana, les États de la zone CFA ne peuvent pas adapter leur politique monétaire selon leurs besoins (ex : crise pétrolière de 2014–2016).
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Centralisation des réserves de change |
Jusqu’à récemment, 50 % des réserves de l’UEMOA étaient déposées au Trésor français. Pour la CEMAC, cette obligation est toujours en vigueur (≈ 4 Mds € en 2023).
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Présence française dans les banques centrales |
Des représentants français siègent au sein de la BEAC, avec voix délibérative dans les décisions stratégiques (taux directeurs, politique monétaire, etc.).
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Libre circulation des capitaux | Facilite les fuites de capitaux vers l’Europe, au détriment de l’investissement local. |
Non-convertibilité internationale du CFA |
Le franc CFA n’a pas de valeur en dehors de ses zones d’émission. Toute transaction internationale exige une double conversion (FCFA → euro → dollar) avec des frais élevés (ex : cas de Moussa Konaté, entrepreneur malien).
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Exclusion du système financier mondial |
La BCEAO et la BEAC ne peuvent pas signer de swaps directement avec d’autres banques centrales (contrairement au Maroc, au Nigeria ou au Vietnam).
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Réformes récentes (UEMOA) |
Fin du dépôt obligatoire au Trésor français et retrait des représentants français à la BCEAO, mais maintien de la parité fixe et de la garantie française.
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Réformes jugées insuffisantes |
Des économistes africains comme Ndongo Samba Sylla dénoncent une réforme cosmétique : “on change le nom du chien, mais on garde le collier”.
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Projet d’ECO |
Monnaie unique de la CEDEAO prévue pour remplacer le franc CFA. Le Nigeria s’oppose à une simple reconversion du CFA sous un nouveau nom.
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Arguments des opposants |
Le système CFA freine l’industrialisation, impose des taux d’intérêt élevés, et favorise les importations européennes.
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Exemples de souveraineté monétaire réussie | Maroc : monnaie partiellement convertible, banque centrale autonome, économie diversifiée. Ghana : politique monétaire indépendante (dévaluation du cedi en 2014). Asie : Chine, Vietnam, Corée du Sud ont utilisé leur monnaie comme levier de développement. |
Obstacles au changement |
Résistance des élites locales, intérêts géopolitiques de la France, dépendance aux importations et au financement extérieur.
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Trois scénarios possibles | 1. Réforme progressive et réelle. 2. Rupture avec le CFA et création de monnaies nationales/panafricaines. 3. Maintien du système sous une nouvelle étiquette sans changement structurel. |
Vers une souveraineté monétaire ? |
Une demande croissante émerge, portée par les jeunes générations et les mouvements panafricanistes. Des pays comme le Mali, le Burkina Faso ou le Sénégal envisagent une sortie du système CFA.
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