Dans un monde où les ressources naturelles représentent à la fois une bénédiction et une malédiction pour les économies qui en dépendent, deux régions riches en matières premières suivent des trajectoires radicalement différentes. D’un côté, les monarchies pétrolières du Golfe investissent massivement dans leur diversification économique, anticipant l’après-pétrole. De l’autre, plusieurs nations africaines peinent encore à transformer leurs abondantes richesses naturelles en développement durable. Cette disparité croissante mérite analyse.
Le modèle du Golfe
Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Qatar illustrent une transformation économique ambitieuse. Ces pays ont su capitaliser sur leurs revenus pétroliers pour financer une diversification stratégique.
Les pays du Golfe ont compris que la fenêtre d’opportunité du pétrole se referme progressivement, explique Fatima Al-Mansouri, économiste spécialiste du Moyen-Orient à l’Université de Londres. Leurs fonds souverains, parmi les plus importants au monde, permettent désormais d’investir massivement dans les technologies d’avenir.
Les monarchies du Golfe ont engrangé des centaines de milliards de dollars grâce au pétrole et au gaz, qu’elles ont en partie épargnés. Par exemple, la seule Arabie saoudite a obtenu environ 311 milliards $ de revenus pétroliers rien qu’en 2022, soit à elle seule 35 % des recettes de l’OPEP cette année-là. Depuis un demi-siècle, ces exportations financent des budgets excédentaires, permettant de constituer des fonds souverains pléthoriques.
Abu Dhabi a créé dès 1976 l’ADIA (Abu Dhabi Investment Authority), aujourd’hui l’un des plus grands fonds souverains au monde avec 998 milliards $ d’actifs en 2024.
Le Qatar gère également un fonds de plus de 500 milliards $ via la QIA, alimenté par ses exportations de gaz naturel liquéfié. Même l’Arabie saoudite, longtemps adepte des investissements publics directs, a récemment doté son Public Investment Fund de plusieurs centaines de milliards pour préparer l’après-pétrole. Globalement, les pays du Golfe (Arabie saoudite, EAU, Koweït, Qatar, etc.) cumulent des fonds souverains pesant près de 4 100 milliards $ d’actifs, tandis que l’ensemble de l’Afrique sub-saharienne atteint tout juste 160 milliards $ dans les fonds souverains.
Ces économies du Golfe maintiennent un contrôle étroit sur leurs ressources stratégiques tout en diversifiant progressivement leurs sources de revenus. La part des hydrocarbures dans le PIB saoudien est ainsi passée de 42% en 2016 à environ 31% en 2024.
L’Afrique : une abondance paradoxale
Le continent africain présente un tableau contrasté. Bien que regorgeant de ressources stratégiques – pétrole au Nigeria et en Angola, minerais en République démocratique du Congo, gaz naturel au Mozambique – de nombreux pays africains semblent prisonniers de ce que les économistes nomment “la malédiction des ressources”.
Le problème fondamental reste celui de la gouvernance”, affirme Jean-Michel Séverino, ancien directeur général de l’Agence française de développement. La capacité à négocier des contrats équitables avec les multinationales, à lutter contre la corruption et à investir les revenus dans des secteurs productifs fait souvent défaut.
Le Nigeria illustre une situation paradoxale en transition. Premier producteur pétrolier d’Afrique avec une production d’environ 1,8 million de barils par jour, le pays a longtemps importé la majeure partie de ses carburants raffinés. Cependant, la récente mise en service de la raffinerie Dangote en 2023, plus grande raffinerie à train unique au monde avec une capacité de 650 000 barils quotidiens, marque un tournant dans la stratégie du pays pour capturer davantage de valeur ajoutée sur sa chaîne pétrolière.
La RDC, qui détient 70% des réserves mondiales de cobalt et d’immenses gisements de cuivre, continue de figurer parmi les pays les plus pauvres au monde. Les contrats miniers opaques et la faiblesse institutionnelle empêchent une juste redistribution des richesses.
Avec des actifs sous gestion estimés à 160 milliards de dollars dans les fonds souverains et à 244 milliards de dollars dans les fonds de pension, l’Afrique subsaharienne possède de loin le plus petit volume d’actifs sous gestion au monde.
La stabilité politique des monarchies du Golfe leur permet de développer une vision à long terme.
La comparaison entre ces deux régions révèle des approches fondamentalement différentes de gestion des ressources naturelles.
En Afrique, les défis structurels demeurent considérables : instabilité politique, corruption endémique et dépendance excessive aux investissements étrangers dans le secteur extractif. Les contrats léonins signés par des gouvernements fragilisés continuent de priver les populations des bénéfices de leurs ressources.
La transparence reste le maître-mot, souligne Aminata Touré, ancienne ministre sénégalaise. “Les initiatives comme l’ITIE (Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives) ont permis des progrès, mais insuffisants face à l’ampleur du défi.
En Afrique, la rente des ressources a été plus volatilité et mal gérée. Le Nigéria a certes tiré des centaines de milliards de dollars de ses hydrocarbures depuis 50 ans, mais la majeure partie s’est volatilisée dans les dépenses courantes et la corruption. Le pays a tenté de mettre de côté une partie des gains dans un « Excess Crude Account » (compte des revenus excédentaires) ou un modeste fonds souverain créé en 2011, mais sans succès durable. L’Excess Crude Account, qui avait atteint plus de 20 milliards $ en 2008, est retombé presque à zéro (à peine 0,37 million $ en 2022) car il a été pillé par les politiques au fil des années.
De même, l’Angola a créé en 2012 un fonds souverain (FSDEA) doté de 5 milliards $, mais une enquête a révélé que 3 milliards $ y ont été siphonnés par le fils de l’ex-président Dos Santos – une corruption endémique qui a privé le pays de réserves pourtant cruciales.
En RDC, les recettes minière et pétrolière ont surtout profité à une élite ou à des intérêts étrangers, sans mécanisme d’épargne national notable.
Les monarchies du Golfe ont conservé un contrôle souverain sur leurs ressources stratégiques tout en développant une vision à long terme, privilégiant la constitution de fonds souverains puissants et la formation d’une main-d’œuvre qualifiée.
Le modèle de gouvernance des pays du Golfe présente des caractéristiques distinctives”, observe Mohammed Al-Jabri, analyste politique à l’Université du Caire. “Ces monarchies offrent un climat de stabilité politique qui facilite la mise en œuvre de visions économiques sur plusieurs décennies, un avantage considérable pour planifier la transition post-pétrolière. Cette continuité dans la gouvernance permet d’éviter les ruptures de politiques publiques qu’on observe dans d’autres systèmes.
Diversification économique
Conscientes du caractère épuisable et fluctuant de leurs ressources, les nations du Golfe ont depuis des décennies enclenché des stratégies de diversification économique – avec un succès relatif mais notable.
Les Émirats arabes unis font figure de modèle : grâce à une vision initiée par Dubaï, ils ont réduit la part du pétrole dans leur PIB, le reste provenant désormais du commerce, de la finance, du tourisme ou de l’industrie. Dubaï, presque dépourvu d’hydrocarbures, s’est converti en hub aérien et commercial global.
Le Qatar, riche en gaz, a investi ses surplus à l’étranger (immobilier, prises de participation dans des groupes internationaux) et développé des secteurs comme les médias (Al Jazeera) ou le sport, pour ne plus dépendre uniquement des hydrocarbures.
L’Arabie saoudite, longtemps très dépendante du pétrole (environ 30 % du PIB début 2024), mène depuis 2016 un ambitieux plan Vision 2030 visant à développer le tourisme (ouverture du pays aux visiteurs étrangers, création de complexes touristiques), les technologies, les énergies renouvelables et l’industrie militaire. Ryad vise ainsi à réduire la part du pétrole dans son PIB en dessous de 25 % d’ici la fin de la décennie.
De même, des initiatives existent pour préparer l’après-pétrole : Abu Dhabi investit dans l’énergie solaire (via Masdar), l’Arabie saoudite parie sur l’hydrogène vert et l’intelligence artificielle, et tous ces États encouragent le secteur privé à prendre le relais de l’État. Les résultats se font sentir : par exemple, aux Émirats arabes unis les secteurs non pétroliers contribuent.
Pour les pays africains, la diversification reste un défi majeur et souvent une promesse non tenue.
Investissements et infrastructures
Les États du Golfe ont massivement réinvesti la manne chez eux, transformant leur paysage. Les pétrodollars ont bâti des infrastructures ultramodernes : gratte-ciel futuristes à Dubaï et Doha, autoroutes et aéroports de niveau international, universités et hôpitaux high-tech.
Dans les années 1970-1980, l’Arabie saoudite a lancé de gigantesques plans d’infrastructures (routes, réseaux de distribution d’eau dessalée, villes nouvelles comme Jubail ou Yanbu). Plus récemment, les Émirats et le Qatar ont financé des projets pharaoniques (musées, stades, îles artificielles) et les Saoudiens érigent la mégapole futuriste NEOM sur les bords de la mer Rouge.
Une partie de ces investissements vise à améliorer le bien-être des citoyens : les services publics dans le Golfe sont largement subventionnés, avec par exemple de l’essence vendue à prix dérisoire et une électricité presque gratuite grâce au pétrole.
Les pays du Golfe ont également sécurisé l’accès à l’eau dans leur désert aride en investissant dans le dessalement : l’Arabie saoudite couvre environ 60 % de ses besoins en eau douce grâce au dessalement, un effort rendu possible par sa richesse énergétique. Ces dépenses somptuaires ont un revers (gaspillages, projets parfois surdimensionnés), mais elles ont doté ces pays d’infrastructures de pointe comparables à celles des économies développées.
En Afrique, les investissements financés par les ressources ont été plus limités ou inefficaces. Certes, quelques progrès sont visibles. En Angola, la reconstruction post-conflit à coups de pétro-dollars a permis de paver des routes, construire des barrages et moderniser Luanda, souvent via des partenariats avec la Chine (échange pétrole contre infrastructures).
Au Nigéria, l’argent du pétrole a servi à créer une nouvelle capitale, Abuja, dans les années 1980, et plus récemment le milliardaire Aliko Dangote a construit avec le soutien des acteurs économiques la plus grande raffinerie d’Afrique pour valoriser localement le brut nigérian. Cependant, la plupart des pays africains riches en ressources souffrent encore d’un déficit criant d’infrastructures : pénurie chronique d’électricité (même le Nigéria, exportateur de gaz, manque de courant), routes et chemins de fer insuffisants pour relier les zones minières ou agricoles aux ports, raffineries et usines quasi inexistantes.
La RDC, pourtant traversée par le puissant fleuve Congo, n’a toujours pas achevé le grand barrage d’Inga et exploite à peine son potentiel hydroélectrique. Les richesses minières du Katanga ou de l’Ituri quittent souvent le pays à l’état brut, par manque d’industries de transformation.
Là où le Golfe a bétonné son avenir avec ses pétrodollars, beaucoup de nations africaines voient leurs richesses extraites sans créer les infrastructures qui pourraient diversifier et soutenir leur économie à long terme.
Défis actuels et perspectives
Les pays africains riches en ressources font face à un impératif urgent de réformes. La volatilité des cours des matières premières – et la perspective à terme d’une moindre demande de pétrole ou de gaz avec la lutte contre le changement climatique – les oblige à rompre le cercle vicieux de la dépendance. La suppression récente des subventions à l’essence au Nigéria, bien que socialement douloureuse, va dans le sens d’une gestion budgétaire plus saine pour libérer des ressources vers l’éducation, la santé ou les infrastructures.
Certains pays envisagent de créer ou renforcer des fonds souverains stabilisateurs (par exemple, le nouveau fonds pétrolier du Mozambique, la réforme du fonds gabonais) pour ne plus tout dépenser en période faste. Surtout, la diversification économique doit devenir une réalité : industrialisation de base (raffinage du pétrole au Nigéria, usines d’engrais au Sénégal, transformation locale des minerais en RDC), développement de l’agro-industrie et des services. Le défi est immense mais crucial pour éviter que le « pari des ressources » ne continue à bénéficier qu’à une minorité.
En définitive, la gestion des richesses naturelles a suivi deux trajectoires opposées. Les pays du Golfe ont combiné stabilité politique, vision stratégique et investissements massifs pour transformer leur rente en actifs productifs, mais avec un succès visible en termes de richesse par habitant et d’infrastructures. Les pays africains étudiés, au contraire, illustrent les effets pervers de la rente mal maîtrisée : corruption, conflits, faibles investissements productifs et dépendance prolongée.
Résultat, l’écart de développement est frappant : en 2023, le PIB par habitant avoisine 32 000 $ en Arabie saoudite contre 1 600 $ au Nigéria, et des pays comme le Qatar ou les Émirats figurent parmi les plus riches du monde tandis que la RDC demeure l’un des plus pauvres. Pour autant, rien n’est figé : les réformes en cours en Afrique et l’expérience des pays du Golfe – positive ou négative – offrent de précieuses leçons.
La valorisation durable des ressources naturelles, au service d’économies diversifiées et des populations, reste un objectif atteignable si la gouvernance s’améliore. C’est en diversifiant et en investissant judicieusement que les pays sauront éviter que la richesse du sous-sol ne se transforme en malédiction.
Résumé
Pays arabes du Golfe | Pays africains riches en ressources |
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Gouvernance stable, monarchies centralisées permettant une vision à long terme. |
Gouvernance instable, marquée par la corruption, les changements politiques fréquents, conflits.
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Contrôle souverain des ressources stratégiques, contrats souvent gérés au niveau national. |
Contrôle souvent cédé à des multinationales, contrats léonins, faible capacité de négociation.
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Revenus pétroliers massivement épargnés et réinvestis via des fonds souverains puissants (ADIA, QIA, PIF). |
Revenus souvent mal gérés, captés par une élite ou dilapidés dans des dépenses courantes ou clientélistes.
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Environ 4 100 milliards $ d’actifs cumulés dans la région. |
Environ 160 milliards $ en Afrique subsaharienne, souvent inefficaces ou vidés (ex : Nigeria, Angola).
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Transition active vers des secteurs non pétroliers : tourisme, finance, énergies renouvelables, tech, sport, IA. |
Diversification limitée ou inaboutie. Économies toujours fortement dépendantes des exportations de matières premières brutes.
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Développement d’industries locales, hubs internationaux (Dubaï, Doha). |
Faible transformation locale : minerais exportés à l’état brut, absence d’industries de raffinage ou de transformation.
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Pétrodollars investis dans des infrastructures de pointe : villes modernes, routes, ports, aéroports, universités. |
Infrastructures souvent insuffisantes ou mal planifiées. Nombreux projets inachevés ou inexistants malgré les richesses.
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Accès subventionné aux services essentiels (eau, électricité, carburant), qualité de vie en hausse. |
Services publics souvent défaillants, accès inégal à l’énergie, à la santé ou à l’eau potable.
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Stratégies anticipant la baisse de la demande en hydrocarbures (hydrogène vert, IA, tourisme). |
Vulnérabilité face à la volatilité des cours mondiaux. Peu de stratégies de résilience ou de plans post-rente crédibles.
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