Entre défis, promesses et réalités
L’Union africaine (UA) est l’une des plus importantes institutions politiques du continent, créée formellement en 2002 afin de remplacer l’ancienne Organisation de l’Unité africaine (OUA). Son objectif affiché est de fédérer les 55 pays africains autour d’un projet commun d’intégration, de paix, de prospérité et d’autonomie face aux grandes puissances mondiales. Pourtant, plus de deux décennies après sa naissance officielle, beaucoup s’interrogent encore sur la place réelle de l’UA dans la vie des Africains et sur son efficacité concrète à relever les énormes défis du continent.
L’outil principal porté par l’Union africaine s’appelle l’Agenda 2063, une vision cadre à long terme qui fixe l’ambition de faire de l’Afrique une « puissance mondiale intégrée, prospère et pacifique ». Cette feuille de route comprend une quinzaine de projets phares, parmi lesquels certains connaissent un caractère presque « visionnaire », comme un programme spatial africain pour renforcer les capacités scientifiques, un réseau intégré de trains à grande vitesse (TGV) reliant toutes les capitales, un grand musée africain pour valoriser et fédérer les identités, ou encore un ambitieux réseau dans les secteurs des bio- et nanotechnologies.
Malgré cette innovation et cette capacité à penser grande, il existe un paradoxe certain : l’Agenda 2063 demeure un sujet largement ignoré par les populations elles-mêmes. Interrogez un Africain moyen, et il est fort probable qu’il ne connaisse ni ce plan ni ses objectifs fondamentaux. Cette absence de visibilité traduit un fossé inquiétant entre une institution perçue comme élitiste, souvent éloignée des réalités populaires, et les citoyens qui devraient en être les premiers bénéficiaires.
Cette fracture s’explique pour une large part par des lacunes en matière de communication et d’éducation populaire. À ce jour, l’Agenda 2063 n’est pas enseigné de façon systématique au sein des systèmes éducatifs africains, et peine à être intégré dans le discours public. L’historien Chikouna Cissé souligne ainsi l’importance qu’un projet d’une telle ampleur soit compris et adopté par les masses laborieuses, condition sine qua non de sa réussite. Sans appropriation des populations, les plans et discours se réduisent à des intentions abstraites, condamnées à rester lettres mortes.
Une institution financièrement dépendante
Tout en affichant de grandes ambitions, l’Union africaine souffre d’une faiblesse structurelle majeure : sa dépendance financière vis-à-vis de ses bailleurs internationaux. En 2024, son budget global était de l’ordre de 605 millions de dollars, dont plus de la moitié provient de donateurs étrangers, notamment l’Union européenne et les États-Unis. Cette situation place l’UA dans une position délicate, où son autonomie stratégique peut être compromise par des intérêts extérieurs, suscitant un tiraillement permanent entre volontés africaines et injonctions des partenaires internationaux.
Cette dépendance financière limite la capacité de l’Union africaine à agir avec fermeté et indépendance. Elle complexifie aussi sa capacité à investir dans des projets concrets et à s’imposer comme un acteur incontournable du développement continental. Cette soi-disant indépendance est donc largement conditionnée par la volonté et le bon vouloir des bailleurs, ce qui exacerbe les critiques quant à sa légitimité et son efficacité.
Un rôle souvent inefficace face aux crises
L’Union africaine s’est aussi donnée pour mission de promouvoir la paix, la démocratie et la stabilité. Dès son origine, la lutte contre les coups d’État figure en première ligne dans son mandat, inscrite dans son Acte constitutif. Mais le constat est amer : depuis 2002, le continent a connu plus de 23 coups d’État réussis, soit environ un par an. Chaque fois, l’UA émet des condamnations, suspend les États concernés, et appelle au retour à l’ordre constitutionnel. Pourtant, ces mesures restent largement symboliques et peinent à dissuader les nouveaux putschistes.
Le cas récent du Gabon illustre bien cette contradiction. Après un coup d’État, la junte militaire a organisé un référendum constitutionnel et des élections, procédures a priori incompatibles avec les règles de l’UA, qui exige normalement un rétablissement strict des institutions précédentes. Ces moyens officiels et symboliques de sanction sont alors contournés, remettant en cause la crédibilité même de l’institution.
Ces difficultés touchent également la gestion des conflits armés et des tensions interétatiques qui parsèment le continent. Malgré les ambitions de l’UA, les zones en crise se multiplient : du Sahel à la Corne de l’Afrique en passant par la Libye, la République démocratique du Congo, le Mozambique ou encore le Cameroun. Par ailleurs, des rivalités entre États africains, souvent anciennes, comme entre le Rwanda et la RDC ou entre le Mali et l’Algérie, rendent la pacification encore plus complexe.
De manière paradoxale, les efforts les plus efficaces de médiation viennent souvent d’acteurs locaux, notamment les chefferies traditionnelles, les autorités religieuses ou les leaders communautaires. Ceux-ci disposent d’une proximité avec les sociétés que n’ont généralement pas les structures continentales lourdes, où la diplomatie institutionnelle est souvent lente, bureaucratique et éloignée des réalités de terrain.
Économie : entre espoirs d’intégration et dépendances commerciales
La création de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) est sans doute un des succès politiques récents de l’Union africaine. Le but affiché est de bâtir un marché unique pour les biens et services à l’échelle de tout le continent, favorisant le commerce intra-africain et la croissance économique.
Cependant, son impact demeure limité face à des réalités complexes. Les accords commerciaux signés par l’UA avec des partenaires extérieurs, notamment l’accord ACP-UE avec l’Union européenne, permettent à cette dernière d’écouler facilement ses produits sur les marchés africains. Cela freine le développement des industries locales et perpétue une dépendance économique préjudiciable.
Par ailleurs, la présence économique de la Chine en Afrique s’est fortement accrue, avec des investissements importants souvent centrés sur l’exploitation des ressources naturelles. Si la Chine intervient comme un partenaire commercial majeur, cette relation n’alimente pas forcément un développement économique local intégré, mais peut renforcer une forme de « dépendance productive ».
Dans ce contexte, la tâche de créer un véritable marché africain intégré, indépendant et compétitif est colossale. Il s’agit de trouver un équilibre entre ouverture commerciale et protection des industries émergentes, un défi auquel l’Union africaine n’a pas encore su apporter de réponse consolidée.
Vers un renouveau nécessaire : reconnecter l’Union africaine avec les Africains
L’Union africaine, malgré ses failles, demeure un vecteur politique et symbolique essentiel à la construction du continent. Elle incarne une ambition collective de dépassement des divisions anciennes, d’unité et d’émancipation. Pour que cette ambition se concrétise, plusieurs leviers doivent être activés.
Premièrement, il faut mieux communiquer et éduquer les populations sur les grands projets de l’Union africaine. L’intégration de l’Agenda 2063 dans les systèmes éducatifs, la vulgarisation de ses ambitions via les médias locaux et une meilleure pédagogie sont nécessaires pour que ce plan ne reste pas un concept réservé aux cercles politiques d’Addis-Abeba, Abidjan ou Dakar.
Deuxièmement, la question de l’indépendance financière doit être une priorité. L’UA doit trouver des mécanismes pour mobiliser des ressources internes, réduire sa dépendance aux bailleurs extérieurs et ainsi renforcer sa marge de manœuvre politique et stratégique.
Troisièmement, pour la paix, il convient de renforcer la rapidité et la crédibilité des interventions politiques, en s’appuyant davantage sur les acteurs locaux et populaires, tout en modernisant les capacités de gestion des crises.
Enfin, l’Union africaine doit se réinventer en pont entre élites et peuple, en tenant compte des aspirations, besoins et réalités des Africains ordinaires.
Conclusion
L’Union africaine est un outil puissant mais fragile, porteur d’un rêve panafricain d’unité et de prospérité, mais confronté à d’énormes contradictions. Entre des ambitions démesurées et un sentiment d’éloignement des peuples, entre une dépendance financière problématique et un rôle politique limité, l’UA reste un chantier en perpétuelle construction.
Sa réussite future dépendra de sa capacité à transformer le rêve idéaliste en un projet tangible, partagé, et surtout ancré dans le vécu des populations. Seul ce changement profond pourra faire de l’Union africaine un véritable moteur d’émancipation et d’avenir pour le continent.
Référence : L’Union africaine sert-elle vraiment l’Afrique ? – ajplus