En Afrique, le rôle du droit dans la création de richesse revêt une importance cruciale, en raison du contexte historique et économique unique du continent. Contrairement aux économies développées, où les systèmes juridiques ont évolué sur plusieurs siècles, les pays africains doivent simultanément construire des institutions juridiques et économiques tout en s’intégrant dans un système économique mondial déjà structuré par des cadres juridiques occidentaux. Comment l’absence ou la faiblesse des mécanismes de codage juridique explique en partie le retard de développement du continent.
La richesse n’est pas une donnée naturelle ni une simple conséquence des échanges économiques. Comme le démontre Katharina Pistor dans Le Code du capital, la richesse est avant tout une construction juridique. Le droit transforme des biens ordinaires — qu’il s’agisse de terres, de dettes, d’idées ou même de séquences d’ADN — en capital, c’est-à-dire en actifs capables de générer de la richesse et du pouvoir pour leurs détenteurs.
Le codage juridique
Le « codage » juridique consiste à envelopper un bien d’un ensemble de droits et de protections qui lui confèrent des attributs clés :
- Longévité : le droit prolonge la durée d’existence économique du bien, indépendamment de sa nature physique.
- Convertibilité : il rend le bien transformable en d’autres formes de richesse, notamment en titres financiers négociables.
- Exclusivité : il garantit que seul le propriétaire peut exploiter ou vendre le bien, protégeant ainsi ses droits contre toute ingérence.
- Priorité juridique : certains droits sont protégés en priorité, notamment face aux créanciers ou à l’État.
Ces protections ne sont pas naturelles. Elles résultent d’une ingénierie juridique élaborée par des avocats d’affaires, qualifiés par Pistor de « maîtres du code », qui inventent des contrats, des structures et des instruments juridiques validés ensuite par la loi. Par exemple, la responsabilité limitée des actionnaires sont des enveloppes juridiques qui isolent les actifs, réduisent les risques et facilitent la mobilisation du capital.
Un pouvoir juridique au cœur des inégalités
Cette capacité du droit à « coder » le capital est aussi une source majeure d’inégalités. En effet, seuls certains acteurs — souvent des élites économiques disposant d’un accès privilégié au savoir juridique et aux conseils d’experts — peuvent bénéficier pleinement de ces protections. Le droit, loin d’être neutre, devient ainsi un instrument de concentration et de perpétuation de la richesse.
La propriété privée, fondement historique et juridique de la richesse capitaliste
La propriété privée est la pierre angulaire de la richesse dans les sociétés capitalistes modernes. Mais cette propriété n’est pas un droit naturel : elle est le fruit d’une construction juridique complexe et évolutive.
La transformation juridique de la propriété
Historiquement, la propriété a souvent été collective ou coutumière. Le passage à une propriété privée, exclusive et transférable, a nécessité des révolutions juridiques. Par exemple, au XIXe siècle en Angleterre, des juristes ont réintroduit le principe médiéval de l’entail, un bouclier juridique protégeant les propriétaires fonciers contre leurs créanciers, assurant ainsi la pérennité de leur patrimoine. Ce principe a renforcé le pouvoir économique des propriétaires, mais a aussi été remis en cause lors de crises, comme la Grande Dépression de 1870, qui a entraîné une redistribution des terres et une remise en cause des privilèges.
Les fonctions économiques et sociales de la propriété privée
La propriété privée joue plusieurs rôles essentiels :
- Incitation à l’investissement : la garantie juridique de la propriété encourage à investir et à améliorer les biens.
- Stimulation de l’innovation : la protection des droits de propriété intellectuelle permet de valoriser les innovations.
- Transmission intergénérationnelle : la propriété privée facilite la transmission du capital, assurant la continuité économique.
- Stabilité sociale : un système clair de propriété réduit les conflits et renforce la confiance dans les institutions.
- Responsabilité environnementale : les propriétaires ont intérêt à préserver la valeur de leurs biens, ce qui peut encourager une gestion durable.
Une construction juridique au service des rapports de pouvoir
Cependant, la propriété privée est aussi un instrument de pouvoir. Elle a souvent été utilisée pour exclure, contrôler et concentrer la richesse. Le droit qui la protège est donc un terrain de lutte politique et sociale, où se jouent les rapports entre propriétaires, créanciers, États et populations.
Ainsi, la propriété privée n’est pas une donnée figée, mais un processus juridique dynamique qui façonne la richesse et les inégalités.
Le code du capital en action : exemples concrets de la transformation juridique des biens
Katharina Pistor détaille dans son ouvrage comment différents biens sont transformés en capital par le droit, à travers des techniques de codage spécifiques.
La terre
La terre est un bien fondamental, mais sa valeur économique dépend entièrement de son codage juridique. Sans un titre foncier sécurisé, reconnu par l’État, la terre reste vulnérable aux conflits et difficilement mobilisable comme garantie pour obtenir du crédit. La formalisation juridique de la propriété foncière permet d’en faire un actif économique valorisable, transmissible et négociable. Ce codage juridique est donc un levier essentiel pour la création de richesse.
Les personnes morales
La création de sociétés dotées de la personnalité juridique et de la responsabilité limitée des actionnaires est une innovation juridique majeure. Elle permet de regrouper des actifs, de limiter les risques des investisseurs et de faciliter la transmission du capital. Pistor qualifie la société de « machine à produire du capital », car elle offre une enveloppe juridique protectrice qui facilite la mobilisation et la croissance du capital.
La dette
Le droit permet la titrisation de la dette, c’est-à-dire sa transformation en titres négociables sur les marchés financiers. Cette innovation a favorisé la croissance de la finance moderne, mais elle a aussi conduit à des crises majeures, notamment la crise financière de 2008. La chaîne complexe de produits financiers dérivés est un exemple de codage juridique sophistiqué qui transforme une promesse de paiement en un actif économique.
La propriété intellectuelle et la nature
La brevetabilité des séquences d’ADN illustre comment le droit peut transformer des éléments naturels en actifs exclusifs et monétisables. Cette extension du code du capital à la nature soulève des questions éthiques et sociales, mais témoigne de la puissance du droit à créer de la richesse à partir de presque tout.
L’héritage colonial
Le paysage juridique africain est marqué par un héritage colonial complexe, qui se traduit par un système fragmenté entravant le progrès économique. Les droits coutumiers traditionnels, souvent non écrits et fondés sur des traditions orales, continuent de régir une grande partie des transactions foncières et familiales à travers le continent. Ces droits coexistent avec les cadres juridiques coloniaux introduits pendant l’ère coloniale. À cela s’ajoutent les lois nationales post-indépendance, qui cherchent à concilier modernité et traditions. Par exemple, un même terrain peut relever à la fois du droit coutumier, des réglementations foncières modernes et des règles d’urbanisme, générant des conflits de droits qui paralysent la transformation des actifs en capital productif.
L’inadéquation des codes importés
Les codes juridiques hérités de la colonisation n’ont pas été conçus pour transformer les ressources africaines en capital au bénéfice des populations locales. Au contraire, ils ont été élaborés pour faciliter l’extraction des richesses vers les métropoles coloniales. Cette orientation extractive perdure aujourd’hui dans des cadres tels que les codes miniers, qui favorisent les multinationales étrangères, les régimes fonciers qui ne reconnaissent pas toujours les droits coutumiers, et les systèmes de propriété intellectuelle inadaptés aux savoirs traditionnels. Ces structures juridiques mal alignées continuent de privilégier les intérêts extérieurs au détriment de l’autonomisation locale, limitant ainsi la capacité des pays africains à mobiliser leurs ressources pour un développement inclusif.
Le foncier africain
En Afrique, entre 60 et 90 % des terres relèvent du secteur informel, selon les pays. Sans codage juridique approprié, la terre ne peut pas devenir du capital. La majorité des agriculteurs africains ne possèdent pas de titres fonciers sécurisés, ce qui les empêche d’utiliser leurs terres comme garantie pour obtenir des crédits, d’investir avec certitude dans l’amélioration de leurs exploitations, de transmettre leur patrimoine de manière sécurisée, ou de vendre leurs terres pour investir ailleurs. Cette situation prive le continent d’un immense gisement de capital.
Les initiatives de formalisation : succès et limites
Plusieurs pays africains ont lancé des programmes de formalisation foncière pour remédier à cette situation. Au Rwanda, un programme de titrement systématique a permis de délivrer plus de 10 millions de titres fonciers en quelques années, transformant radicalement l’accès au crédit rural. Au Ghana, le projet d’administration foncière a modernisé la gestion des terres tout en préservant un rôle pour les chefs traditionnels. En Côte d’Ivoire, le Plan National de Développement Rural prévoit la délivrance de 6 millions de certificats fonciers. Cependant, ces initiatives se heurtent à des obstacles, notamment des résistances culturelles aux concepts occidentaux de propriété individuelle, des coûts élevés des procédures de titrement, la corruption dans les administrations foncières, et des conflits persistants entre droits coutumiers et droits modernes, qui limitent leur portée et leur efficacité.
L’économie informelle : richesse non codée
L’économie informelle représente entre 60 et 80 % de l’activité économique dans de nombreux pays africains, générant des richesses considérables mais restant largement non codée juridiquement. Cette absence de formalisation limite le potentiel de croissance des entreprises informelles, qui se retrouvent incapables d’accéder facilement au crédit bancaire, de bénéficier de la protection de la responsabilité limitée, de développer des partenariats avec des entreprises formelles, d’exporter leurs produits de manière fluide, ou de protéger leurs innovations. Cette situation freine le développement économique, en empêchant ces acteurs de pleinement participer à l’économie formelle et de contribuer à la création de richesse à grande échelle.
Les efforts de formalisation des entreprises
Plusieurs pays ont entrepris de simplifier les procédures de création d’entreprises pour intégrer l’économie informelle. Au Bénin, la digitalisation des démarches a réduit le délai de création d’entreprise de 32 jours à 8 jours. Le Sénégal a mis en place des guichets uniques pour faciliter les démarches administratives, tandis que le Maroc a introduit le statut d’auto-entrepreneur pour encourager la formalisation. Malgré ces progrès, les efforts restent insuffisants face à l’ampleur du défi, en raison de barrières structurelles telles que la complexité fiscale, des réglementations inadaptées, et la faiblesse des institutions, qui continuent d’entraver la transition vers une économie formelle.
Les ressources naturelles : entre malédiction et opportunité
Bien que l’Afrique concentre une part importante des ressources naturelles mondiales, elle reste paradoxalement pauvre, un phénomène souvent qualifié de « malédiction des ressources ». Ce paradoxe s’explique en partie par un codage juridique inadéquat de ces richesses. Les codes miniers africains, souvent rédigés avec l’aide d’experts occidentaux, favorisent les multinationales étrangères au détriment des entreprises locales, encouragent l’exportation de matières premières plutôt que leur transformation locale, et privilégient les revenus gouvernementaux plutôt que le développement communautaire. Ce cadre juridique mal adapté limite la capacité des pays africains à tirer pleinement parti de leurs ressources pour un développement inclusif.
Vers de nouveaux modèles de valorisation
Certains pays explorent des approches novatrices pour mieux valoriser leurs ressources. Le Botswana a mis en place un partenariat public-privé avec De Beers, garantissant une part significative de la valeur ajoutée au pays. Le Ghana impose des quotas de transformation locale pour certains minerais.
L’innovation africaine : nouveaux défis de propriété intellectuelle
Les savoirs traditionnels : un patrimoine non protégé
L’Afrique possède un riche patrimoine de savoirs traditionnels, notamment dans les domaines de la médecine, de l’agriculture et de l’artisanat, qui pourraient être valorisés économiquement. Cependant, ces savoirs restent largement non protégés juridiquement, ce qui permet leur appropriation par des acteurs extérieurs. Des brevets sont déposés sur des plantes médicinales traditionnelles et des variétés agricoles locales sont utilisées sans compensation pour les communautés. Cette absence de protection juridique limite la capacité de l’Afrique à tirer profit de son patrimoine culturel et intellectuel.
L’émergence de l’innovation technologique
L’Afrique connaît un essor remarquable de l’innovation technologique, notamment dans les secteurs des fintech, avec des exemples comme M-Pesa au Kenya ou Orange Money en Afrique de l’Ouest, et de l’agritech. Ces innovations posent de nouveaux défis en matière de codage juridique, notamment pour protéger les innovations technologiques locales, réguler les nouveaux services financiers, et adapter les droits de propriété intellectuelle aux réalités africaines. Le Kenya, par exemple, s’est doté d’une législation spécifique sur la monnaie électronique, créant un cadre juridique favorable à l’innovation financière et démontrant la capacité du continent à développer des solutions adaptées.
Les systèmes financiers africains : entre exclusion et innovation
L’exclusion financière
Près de 60 % des Africains n’ont pas accès aux services bancaires formels, une exclusion qui résulte en partie de cadres juridiques inadaptés. Les droits de garantie ne reconnaissent souvent pas les biens informels comme des actifs mobilisables, les procédures de recouvrement sont complexes et coûteuses, et les réglementations bancaires ne tiennent pas compte des réalités locales. Ces obstacles juridiques empêchent une large partie de la population de participer pleinement à l’économie formelle, limitant ainsi leur capacité à accéder au crédit et à investir dans des projets productifs.
L’innovation financière
L’Afrique innove dans le codage juridique des services financiers, en développant des modèles adaptés à ses réalités. La monnaie mobile, comme M-Pesa ou Orange Money, crée de nouveaux droits et obligations en dehors du système bancaire traditionnel, offrant une alternative accessible à des millions de personnes. Les tontines digitales formalisent des pratiques traditionnelles d’épargne collective, tandis que le crowdfunding mobilise l’épargne de la diaspora pour financer des projets locaux. Ces innovations montrent la capacité de l’Afrique à créer des codes du capital adaptés à ses contextes, favorisant une inclusion financière plus large et une mobilisation efficace des ressources locales.
Les défis institutionnels : État de droit et gouvernance
La faiblesse institutionnelle : obstacle au codage efficace
L’efficacité du codage juridique dépend étroitement de la qualité des institutions. En Afrique, les systèmes judiciaires faibles et parfois corrompus, les administrations inefficaces et opaques, ainsi que l’instabilité politique découragent l’investissement à long terme. Cette faiblesse institutionnelle empêche la transformation effective des biens en capital, même lorsque des lois pertinentes existent. Sans des institutions solides pour appliquer et soutenir les cadres juridiques, les efforts de codage du capital restent souvent inefficaces, limitant leur impact sur le développement économique.
Les progrès de la gouvernance
Malgré ces défis, plusieurs pays africains ont réalisé des avancées significatives en matière de gouvernance. Le Rwanda s’est hissé parmi les premiers pays mondiaux pour la facilité de faire des affaires, grâce à des réformes audacieuses. Le Ghana a consolidé des institutions démocratiques stables, rassurant les investisseurs. Le Maroc, quant à lui, a modernisé son système judiciaire et ses administrations, facilitant un environnement plus propice à l’investissement. Ces progrès démontrent qu’une amélioration de la gouvernance peut renforcer le codage juridique du capital, en créant un cadre plus fiable pour les acteurs économiques.
La fragmentation juridique continentale
Avec 54 systèmes juridiques différents, héritage de la colonisation, l’Afrique fait face à une fragmentation juridique qui constitue un obstacle majeur à l’émergence d’un marché continental intégré. Les entreprises africaines doivent naviguer à travers une diversité de codes des affaires, de systèmes monétaires, de procédures douanières complexes, et de droits de propriété intellectuelle non harmonisés.
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf)
Entrée en vigueur en 2021, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) offre une opportunité unique d’harmoniser les codes juridiques à l’échelle du continent. Cette initiative vise à harmoniser les réglementations commerciales, à intégrer les systèmes de paiement, à reconnaître mutuellement les qualifications professionnelles, et à faciliter la libre circulation des investissements. En créant un cadre juridique plus unifié, la ZLECAf pourrait poser les bases d’un code du capital africain cohérent, permettant l’émergence d’entreprises continentales capables de rivaliser avec les multinationales étrangères et de stimuler une croissance économique inclusive.
Stratégies pour démocratiser l’accès au code du capital
Former des juristes africains spécialisés
Pour maîtriser le codage du capital, l’Afrique doit former ses propres « maîtres du code », capables d’adapter les instruments juridiques internationaux aux réalités locales, de créer des outils juridiques spécifiquement africains et de conseiller les gouvernements sur les réformes nécessaires.
Simplifier l’accès aux services juridiques
Les technologies juridiques (legal tech) peuvent démocratiser l’accès aux services juridiques en Afrique. Les plateformes en ligne facilitent la création d’entreprises, les applications mobiles simplifient les démarches administratives, l’intelligence artificielle offre des conseils juridiques de base, et des services juridiques à coût réduit deviennent accessibles à un plus grand nombre. Ces innovations permettent de surmonter les barrières traditionnelles à l’accès au droit, rendant le codage du capital plus inclusif et accessible aux populations et aux petites entreprises.
Les spécificités africaines à prendre en compte
Un code du capital africain efficace doit refléter les spécificités du continent. L’économie communautaire, qui privilégie les formes collectives de propriété, doit être valorisée pour encourager des modèles de gouvernance inclusifs. La solidarité intergénérationnelle nécessite des cadres juridiques facilitant la transmission des biens. Enfin, la diaspora active doit être encouragée à investir grâce à des cadres juridiques favorables, renforçant ainsi les liens économiques entre l’Afrique et ses communautés à l’étranger.
L’économie sociale et solidaire
L’Afrique peut développer des modèles alternatifs de création de richesse, notamment à travers l’économie sociale et solidaire. Les coopératives agricoles permettent de valoriser la production locale, les mutuelles de santé protègent les populations vulnérables, les banques communautaires financent des projets locaux, et les entreprises sociales combinent profit et impact social. Ces modèles nécessitent des codes juridiques spécifiques, qui reconnaissent des formes de propriété et de gouvernance distinctes de celles du capitalisme occidental, offrant ainsi une voie vers un développement plus inclusif et durable.